La nouvelle humanité

Carnets d’un monde à naître

La Nouvelle Humanité est un sanctuaire d’exploration lente,
pour celles et ceux qui pressentent qu’un autre monde est possible.

par | 6 juillet 2025 | Fictions

6 juillet 2025

L’appelChapitre 1

Chapitre 1 du roman « La Nouvelle Humanité, le clan des Brevelles ».

Illustration du premier chapitre du roman "La nouvelle Humanité, le clan des Brevelles"

Image générée par OpenAI

– William ?

Je me réveille en sursaut. C’est quoi cette voix qui m’appelle ? Je suis dans mon lit, allongé sur le dos et mon corps réclame encore la chaleur du sommeil. Je ne comprends pas. C’est le milieu de la nuit et la chambre reste invisible dans son obscurité. On vient de m’appeler. Une voix vient de prononcer mon nom. Ma main sort de dessous la couette et attrape l’interrupteur de la lampe de chevet. Le contraste lumineux rabat mes paupières. Je me cache les yeux pour m’habituer progressivement à la luminosité beaucoup trop forte. Ma chambre est bien sûr la même qu’hier soir pourtant la lampe de chevet projette des ombres étranges sur les murs, des formes que j’ai du mal à reconnaitre.  La voix résonne encore dans ma tête, un écho qui refuse de disparaître. Je me frotte les tempes pour en effacer la trace, mais elle reste là, suspendue dans le silence. Il n’y avait pas d’urgence dans le ton, mais une importance. Une grande importance.

Je ne comprends pas.

Je me rappelle quelques images de mon dernier rêve, une histoire de voiture qui filait à toute vitesse en rase campagne alors que personne ne la conduisait. J’étais le passager. Vraiment rien à voir avec cette voix. J’ai l’impression que quelqu’un vient de me sortir du sommeil en m’appelant. Je regarde l’heure, 4h50.

Complètement réveillé, je décide de me lever. Je suis aussitôt saisi par le froid et l’humidité de ce mois d’octobre. J’enfile un pantalon de jogging, un sweat à capuche et sors de la chambre. Mon chien se renfrogne et s’enfonce un peu plus sous la couette. Il est encore trop tôt pour lui. Descendant l’escalier vers la cuisine, je l’entends se tourner en boule sous la couette pour finir par pousser un profond soupir et se rendormir paisiblement. Il n’a pas entendu la voix. Elle n’était donc que dans ma tête. Pourtant, elle m’a paru tellement authentique au point de me sortir d’un sommeil que j’ai habituellement plutôt lourd. Je glisse une capsule dans la machine à café et l’allume. Un témoin rouge clignote, il n’y a plus d’eau. Je remplis le réservoir et le replace. J’attrape une tasse sale qui traine à côté. La céramique rouge est tiède, comme un rappel du jour d’avant. Je la serre dans ma main sans vraiment y penser, attendant que la machine à café finisse de chauffer. Un frisson me parcourt les jambes. Pas de froid, autre chose. Une nervosité sous-jacente que je n’arrive pas à expliquer. Je finis par placer la tasse sous la buse de la machine et appuie sur le bouton de marche. Son ronronnement démarre, s’amplifiant légèrement au fur et à mesure que le café s’écoule dans la tasse fumante. La cuisine se pare de l’odeur acide et boisée de mon expresso favori. Ce moment me rassure un peu comme une projection dans la réalité routinière d’une journée qui débute comme toutes les autres, bien qu’un peu plus tôt. J’attrape la tasse rouge et avale l’expresso d’un ou deux traits sans même y penser et encore moins le déguster. Sans reposer la tasse, je tire une seconde capsule et réitère l’opération. Mon cerveau est embrumé et obnubilé par cette voix. Elle venait de l’intérieur. De quelque part juste derrière mon crâne, comme une pression sourde qui s’installe et refuse de partir. L’appel est toujours présent, insistant. Je secoue légèrement la tête, comme pour la chasser. En vain. L’écho de cette voix persiste, tapie dans un coin de mon esprit. Elle me parait réelle, trop réelle pour être un simple rêve. Impossible de l’ignorer, la voix semblait émaner d’une personne tangible, juste hors de portée. C’est son authenticité que je ne parviens pas à expliquer. Je serre la tasse entre mes mains, espérant que sa chaleur me ramène à une normalité réconfortante. Mais cette fois, ce n’est pas suffisant.

Le second café achève de me réveiller. Je dépose la tasse dans le lave-vaisselle et me rends à la salle de bain pour faire ma toilette et tenter d’effacer la fatigue qui se lit facilement sur mon visage. En vain. J’appelle mon chien. Il ne lui faut que quelques secondes pour débouler en haut de l’escalier et dévaler les marches, la queue oscillant frénétiquement de droite à gauche, tout heureux de déjà partir en balade. Il fonce directement à la porte d’entrée et se tourne sa tête vers moi pour m’attendre et me signifier son impatience. Il m’arrache un sourire. J’attrape la laisse, revêts une veste en jean et vérifie que j’ai tout sur moi. Portefeuille, sacs à crotte et téléphone. J’ouvre la porte et éteints la lumière. Le chien se précipite dans le hall de l’immeuble. Je ferme la porte à clef derrière moi.

Midi est déjà passé depuis longtemps. Dehors, une petite bruine s’est mise à tomber. Les murs et les trottoirs de la ville se parent progressivement de miroirs. Je n’ai pas pris de parapluie. Je me rends compte que je suis en pilotage automatique depuis mon réveil. Malgré le bourdonnement régulier de la climatisation et le cliquetis des claviers de mes collègues qui constituent la bande sonore habituelle de toutes mes matinées, mon esprit n’est pas vraiment là. La voix, cette voix, résonne encore dans un coin de mon crâne. Inconfortable. Presque oppressante. Je surfe machinalement sur mon écran, mes yeux dérivant sur les mêmes pages sans vraiment les lire. Mes yeux fatigués parcourent la liste interminable des bilans et autres déclarations fiscales. Des noms, des dates, des numéros de référence… Un océan de données. Mes collègues sont partis déjeuner pour la plupart et moi, je reste seul, tentant de rattraper les tâches que je n’ai pas encore pu effectuer. Seul, avec cette sensation étrange que quelque chose cloche. Je secoue la tête pour me concentrer à nouveau. Je dois retrouver un document précis représentant des notes manuscrites qu’un de nos comptables juniors, fraichement engagé, avait prises lors d’une audience particulière dont il ne se souvient pas de la date et encore moins de la référence.

– C’est ton rôle, William, non ? Toi seul sait jongler dans nos fardes, m’avait-il lancé en sortant de mon bureau en milieu de matinée pour rattraper un collègue qui passait dans le couloir, les bras chargés de dossiers jaunes et bleus. L’arrogance des jeunes recrues.

Comme à l’accoutumé, j’avais démarré ma journée par écumer la presse écrite et digitale à la recherche de la moindre information susceptible d’aider les affaires courantes du cabinet comptable et de créer la newsletter quotidienne que je devais encore envoyer à notre base de données de clients actifs. Et voilà que Thomas s’était pointé en passant la tête dans l’encablure de la porte et avait scandé cette demande soi-disant urgente, comme si ma seule tâche du jour avait été de l’attendre pour répondre à sa demande. Et en même temps, je sais qu’il est dans son droit. En tant qu’archiviste du cabinet, c’est à moi qu’incombe ce genre de demandes. C’est juste que ce matin, c’est difficile.

Ah voilà. Je viens de mettre la main sur le fameux document. C’est effectivement une note manuscrite, presque illisible. Probablement rédigée sur un coin de table de restaurant et consécutive à un embryon d’idée relative à une défiscalisation en cours. Je ne prends la peine de consulter le nom du client, ni le motif du dossier. Thomas ne me l’a pas demandé et surtout, pas envie. Pas aujourd’hui. Je crypte le fichier scanné, le glisse dans la messagerie interne à son attention et j’active sa notification d’urgence. Comme ça, s’il est occupé à déjeuner en ce moment-même, il devra s’excuser auprès de son ou de ses convives pour consulter son téléphone. Chez nous, on ne badine pas avec les urgences. C’est un poil mesquin, j’en conviens. Juste une petite revanche de ma part que je serais le premier à trouver déplacée si elle ne me faisait pas autant du bien.

Je change d’écran. Une dernière relecture rapide, un dernier regard global sur la newsletter et celle-ci aussi est envoyée. Voilà, j’ai terminé pour ce matin. Je reçois déjà quelques notifications de lecture de la newsletter. C’est l’avantage de l’envoyer à l’heure du déjeuner, il y a toujours des personnes à rester derrière leur écran le temps du midi. Ils doivent avoir l’impression de gagner du temps. Ou comme moi, de tenter d’en rattraper.

Déjà 13h30. Merde. Je verrouille mon ordi, prends ma veste au passage et m’engage vers les ascenseurs. Avec un peu de chance, il reste des sandwichs au coin de la rue. Dehors, la pluie s’est intensifiée, chaque goutte tombant comme un petit coup de marteau sur ma veste. Le vacarme des voitures, des passants, tout semble distant, assourdi, comme si j’étais moi-même enveloppé dans du papier-bulle. Je remonte le col de ma veste et presse le pas. J’ai de la chance, il reste un panini tomate-mozzarella. Je le commande et demande d’y ajouter leur fameux pesto de pistache. L’employé du snack s’exécute et disparaît derrière le comptoir pour aller chauffer mon repas. Entre-temps, j’attrape un soda dans le réfrigérateur et le montre à bout de bras à l’employé qui me répond d’un signe de tête. Je le décapsule et boit une première gorgée.

– William ?

Je sursaute en poussant un cri. Mon cœur vient de louper un battement. La petite bouteille de soda s’échappe de mes mains et vient s’éclater par terre dans un fracas de verre, répandant son contenant sucré et collant sur mes chaussures et partout autour de moi. Le temps s’est arrêté. J’ai oublié le panini, le soda et les autres clients. C’est la même voix ? Vraiment ? Je ne parviens pas à me retourner, je suis tétanisé.

– William, ça va ?

Non, ça ne va pas. Ma respiration s’accélère. Les autres clients râlent de s’être fait asperger par la boisson sucrée et me lancent des regards noirs. Je finis par me retourner. Ce n’est que Jean-Philippe, un collègue qui est rentré de vacances aujourd’hui et que je n’ai pas encore eu l’occasion de saluer.

– Désolé, hein ! s’exclame-t-il. Je ne voulais pas te faire peur ! Mais tu es sûr que ça va ? Tu es tout blanc !

Je reprends mon souffle.

– Oui, oui… Ça va, parviens-je à balbutier.

Il me tapote l’épaule.

– Ha ! Tu me fais rire… Bon, je fonce ! Je dois encore bosser pour finir la présa de cette aprèm. On se voit au meeting ?

– Oui… oui. À toute… à tantôt … à l’heure.

Les mots ont eu du mal à sortir de ma bouche. Il disparaît en un claquement de doigt, me laissant hagard parmi les regards accusateurs qui m’entourent. Une employée du snack s’active déjà avec un balai-serpillière pour éponger mon crime. Je tourne la tête vers l’entourage et parviens à esquisser un timide désolé général en me gardant bien de croiser le moindre regard. L’employée me tend un autre soda qu’elle vient de sortir du frigo. Je me dirige vers la caisse où mon panini fumant m’attend et lève les sourcils vers la personne qui se tient derrière.

– Combien je vous dois ? demandé-je timidement.

– Quinze quarante, répond-elle d’un ton hautain.

Elle a compté deux boissons. Je le mérite j’imagine. Pas l’envie, ni le courage de marchander. Je paie et m’éclipse rapidement.

Je finis par reprendre mes esprits dans le parc voisin, au milieu les pigeons qui me suivent en nombre à l’affût de la moindre miette que mon panini pourrait laisser échapper. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. La voix de Jean-Philippe n’avait rien à voir avec la voix de ce matin. Mais alors rien du tout. Et pourtant mon corps a réagi comme si c’était elle, comme si c’était la même. Je me sens vraiment à cran et je m’en veux d’avoir réagi ainsi. Je sais pertinemment que cela n’a rien à voir avec ma fatigue de ces derniers jours. Ce n’est pas la première fois, ni la dernière, que je sors d’une nuit avec une ou deux heures de sommeil en moins. Alors c’est quoi ? Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi la voix de ce matin me met dans un tel état ? Cela ne me ressemble pas. Ce n’est pas moi, ça.

Je finis par jeter la moitié restante de mon panini dans une poubelle publique. Je ne parviens pas à l’avaler et encore moins à l’apprécier. Je me décide à retourner bosser. Je m’arrête quelques pas plus tard en pensant que j’aurais pu donner le reste du sandwich aux pigeons. Ça mange du panini tomate-mozzarella sauce pesto de pistache, un pigeon ? J’imagine. Je rebrousse chemin et jette un œil dans l’orifice béant de la poubelle. Je tente d’y glisser la main, mais finis par renoncer. Le sachet de panini y gît au milieu d’autres restes malpropres que je n’ai pas envie de reconnaitre. J’hésite. Je me retourne plusieurs fois et finis par prendre la direction du bureau. Reprends-toi, bon sang ! Pourquoi il te vient à l’idée de vouloir nourrir les pigeons ? C’est n’importe quoi ! Je pousse un cri intérieur en serrant les dents et souffle un grand coup, comme pour chasser mon mal-être. J’arrive enfin devant l’immeuble où je bosse. Je monte les cinq marches du perron pour atteindre la lourde porte tambour. J’avance la main pour entrer dans le hall mais la porte ne bouge pas et, pris de vitesse, je me prends la vitre de plein fouet. J’esquisse un « Aïe » entre les dents et me recule. Juste devant mon nez, un panneau fléché indique d’utiliser la porte de service juste à ma gauche. Il n’y était pas ce matin. Gêné, je m’en veux de ne pas l’avoir vu mais personne ne semble avoir remarqué ma maladresse. Tant mieux, je n’aurais pas eu la force de supporter des regards moqueurs.

Je pénètre dans le hall et pousse un soupir en entrant dans l’ascenseur. Il y a décidément quelque chose qui cloche. Ça ne peut pas être seulement de la fatigue. J’appuie sur le bouton du quatrième étage. Les portes de l’ascenseur se referment et je perçois mon visage dans le reflet du revêtement métallique. Je me retourne prestement pour me regarder dans le miroir de la cabine. Je suis choqué tellement je peine à me reconnaître. Mes cernes grisâtres contrastent avec mon teint blafard. Bien sûr que c’est moi dans le reflet mais j’ai l’impression d’avoir pris dix ans en une matinée. Je devrais peut-être aller faire une prise de sang, j’ai peut-être juste un manque de minéraux ou de vitamines qui me fait sur-réagir. Oui, ça doit être ça. Ça ne peut être que ça.

J’entre dans mon bureau. Les étagères sont pleines de dossiers et de classeurs soigneusement étiquetés. Rien d’anormal, c’est moi qui ai classé tout cela au fur et à mesure des années. Pourtant, je trouve tout ça parfaitement inesthétique. Certaines boites en carton gris ne sont pas de la même taille que les autres. Les étiquettes… elles sont toutes de travers, comme des traces de chaos dans cet univers qui devrait être parfait. Chaque boîte, chaque dossier est une offense à l’ordre. Je dois les aligner, les faire disparaître, effacer ce désordre avant qu’il ne me dévore. Et ces couleurs ! Pourquoi une telle disparité ? Je sais que nous utilisons des codes couleurs différents pour distinguer, par exemple, le bleu pour les dossiers de comptabilité générale traités par le cabinet, le jaune pour les opérations d’optimisation fiscale ou encore le rose pâle pour les conseils en gestion de patrimoine. Mais là, rien n’est uniforme, rien n’est harmonieux. J’ai subitement envie de tout enlever, de tout jeter par terre pour faire place nette. Je ne supporte plus aucun élément où l’œil peut s’attarder. Je veux voir du blanc pur. Je veux…

Le sol se met à vaciller et ma vision se brouille. Les dossiers sur les étagères semblent danser, leurs étiquettes changeant de forme sous mes yeux. Je cligne des yeux, mais rien ne semble vouloir se stabiliser. Je pose la main sur le dossier d’une chaise et ferme les yeux. Mon cœur bat à tout rompre, chaque pulsation résonnant dans mes tempes. J’entends un grand bruit de chute autour de moi. J’ouvre les yeux et je ne comprends pas pourquoi je vois le dessous de mon bureau. Il me faut quelques instants pour m’apercevoir que je viens de m’effondrer par terre. Le bruit, c’était mon corps qui heurtait le faux plancher. Le sol s’est dérobé sous mes pieds. Je perçois du coin de l’œil quelqu’un que je ne reconnais pas entrer dans mon bureau et se précipiter vers moi en criant quelque chose que je n’entends pas. Le silence règne soudain. Plus de bruits de clavier, plus de voix. Juste un silence lourd qui me pèse au niveau du diaphragme. Puis, tout devient noir.

Je me réveille sur le sol froid de mon bureau. Des voix autour de moi. Une main sur mon épaule. Je tente d’ouvrir les yeux, mais tout est flou, cotonneux. Les formes se mélangent aux lumières du plafond et les sons me parviennent lointains et feutrés, comme si je les entendais sous l’eau. Peu à peu, tout redevient plus clair, plus net. La réalité me frappe de plein fouet. Deux personnes, un homme et une femme, s’activent au-dessus de moi. Je comprends à leur uniforme qu’elles sont secouristes ou pompiers. Je tente de me relever, en vain. Les lèvres de la femme remuent mais aucun son ne sort de sa bouche. Ah si ! Je perçois petit à petit le son de sa voix. Elle me demande de ne pas bouger, que je suis en sécurité. Je suis allongé par terre en position latérale, un coussin sous la tête. L’homme secouriste a la main sur mon poignet pour prendre mon pouls. Ils finissent par me relever doucement, chacun à une épaule et m’assoient dans ma chaise de bureau. Je me sens confortable. J’ai envie de dormir. Ils sont là, à s’agiter autour de moi, mais je me sens étrangement détaché de tout, comme si je regardais la scène à travers une vitre, incapable d’intervenir, juste spectateur de mon propre malaise.

– Monsieur, vous m’entendez ?

Je me tourne vers la femme et acquiesce de la tête.

– Parfait. Combien ai-je de doigts ?

Elle lève la main et mime le « V » de la victoire. Je fronce les sourcils, toussote pour éclaircir ma voix et avance :

– Vingt j’imagine… mais je ne vois pas vos pieds.

Elle sourit et je comprends la signification de son geste initial. Je ne tentais pas de faire une blague. Elle continue son interrogatoire :

– Nous sommes en quelle année ?

– Deux mille vingt… heu… cinq.

– Comment vous appelez-vous ?

– William Delahaye.

– Vous savez où vous êtes ?

– Oui, je suis dans mon bureau. Que s’est-il passé ?

Pendant ce temps, l’homme a pris ma tension via un petit appareil enfoncé autour de mon doigt. Il prend le relais pour répondre.

– Vous avez eu une baisse de tension et vous êtes évanoui. Mais vos constantes semblent meilleures maintenant.

La secouriste me tend un verre d’eau. Je le bois avec une grimace, ce n’est pas que de l’eau. Le liquide glisse dans ma gorge, désagréablement sucré et mentholé. Mais presque aussitôt, l’effet du mélange est immédiat et une vague de chaleur parcourt mon corps, chassant les dernières traces de torpeur. C’est trop rapide. Je me sens trop éveillé, trop alerte. Comme si quelque chose de plus grand venait de s’activer en moi. Je prends une grande inspiration.

– Il va falloir ralentir ces prochaines heures, reprend-elle. Vous avez mangé quoi aujourd’hui, monsieur ?

La voix de ce matin me revient aussitôt à l’esprit et ma nuque se crispe. J’en ai oublié de prendre un petit déjeuner.

– Un demi-panini.

– Pensez à manger quelque chose de plus consistant avant de rentrer chez vous ou faites-vous raccompagner.

Elle se tourne vers le groupe de personnes amassé à la porte de mon bureau que je n’avais pas vu auparavant.

– Quelqu’un peut aller lui chercher quelque chose à manger ?

De tous mes collègues qui assistent à la scène, c’est Pauline, la responsable des ressources humaines, qui réagit le plus vite et s’éclipse rapidement. Les secouristes rassemblent et rangent leur matériel. Pauline revient avec une banane qu’elle me tend.

– Tiens, ça va te requinquer.

J’attrape le fruit, l’épluche et en prend une bouchée avec un sourire de remerciement. Les secouristes finissent par se faufiler entre mes collègues qui ont commencé à occuper mon bureau. Pauline les raccompagne. Progressivement, la pièce se vide. J’entends quelques mots d’encouragement au fur et à mesure que mes collègues retournent travailler mais je n’écoute pas. Seul François, le chef de service, reste avec moi. Je termine la banane et pose l’épluchure sur le bureau.

– Prenez le reste de l’après-midi, William. Vous avez besoin de repos.

Mon supérieur se tient là, les bras croisés, mais son ton est trop professionnel, comme si cette chute était simplement une formalité.

– Et restez chez vous demain, si vous le souhaitez.

Je hoche la tête sans répondre, trop fatigué pour analyser les sous-entendus. Trop épuisé pour m’en soucier.

– Mais tenez Pauline au courant de vos faits et gestes. Il y aura des papiers à remplir j’imagine, vous vous en doutez. Ça va aller ?

Le ton de sa question est froid, d’une politesse obligée qui n’attend aucune autre réponse que l’affirmatif pour clôturer ce non -évènement.

– Oui ça va aller… Merci pour tout.

Un simple signe de tête et sans un regard, il sort du bureau. Je me retrouve seul, assis sur ma chaise, entouré d’une odeur de banane. Dehors, il a cessé de pleuvoir mais le ciel reste gris, uniforme. J’ai soudain très froid. Des vagues de frissons parcourent mon corps. Je me lève, revêts ma veste mais ma tête recommence à tourner. Je me rassois un instant. Pauline revient dans l’encablure de la porte mais n’entre pas.

– Tu es encore là ? Vas-y, rentre chez toi. Tu n’as aucune raison de rester ici. Je te rappelle demain pour prendre de tes nouvelles.

– Oui, oui, j’y vais maintenant.

Je finis par me relever, le sang tambourine mes tempes. Je marche doucement vers l’ascenseur, un pas après l’autre. Mes collègues me suivent du coin de l’œil, silencieusement. Quand je croise un regard, je perçois juste un timide sourire en réponse. Qu’ils aillent tous se faire voir. Ils viennent de me convaincre que je peux rentrer chez moi me reposer sans culpabiliser. Je finis par sortir de l’immeuble et atteindre la station de bus, juste au moment où celui-ci arrive. Parfait. Dans vingt minutes au plus tard, je suis au chaud chez moi.

C’est mon chien qui va être ravi.

Tu devrais aussi aimer

L’effondrement inéluctable du mental occidental

Le chaos qui nous entoure n’est pas une fin, mais une mue. Une chance, même, de réapprendre à sentir, à vibrer, à choisir autrement. Selon Philippe Guillemant, c’est notre vision mentale du monde qui s’effondre, pas l’humanité.

Trois heures par jour

Et si la vraie révolution tenait en une simple réduction du temps de travail ? Trois heures par jour, pas plus. Une idée d’apparence folle, pourtant étrangement sensée. Inspiré par le roman Paresse pour tous, ce texte explore les ressorts d’une société du temps retrouvé et les pistes concrètes d’une telle transition.

Ode au Bois de la Cambre

Chaque matin, je me laisse guider par mon chien à travers cinq kilomètres de sentiers au cœur du Bois de la Cambre. Saison après saison, la lumière change, les arbres murmurent de nouvelles histoires. À la lisière du lac, le Kiosque est mon phare paisible, un lieu de retrouvailles informelles qui m’ancre profondément dans le présent.