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par | 15 octobre 2025 | Roman

15 octobre 2025

La tempêteChapitre 4

Chapitre 4 du roman « La Nouvelle Humanité, le clan des Brevelles ».

La tempête - chapitre 4

Image générée par IA

J’ai vite senti qu’il allait me falloir plusieurs jours pour me remettre de cette expérience. La fatigue physique et, surtout, le mélange des deux réalités ont eu raison de moi. Comme la première fois, en revenant au bungalow, je me suis écroulé sur le lit, sans même me dévêtir et j’ai plongé aussitôt dans un sommeil sans rêve. Mon chien, éreinté lui aussi de sa longue sortie en totale liberté, est monté sur le lit et s’est peloté contre moi. Nous avons dormi une dizaine d’heures d’affilée. Au réveil, un mal de crâne m’a assailli au niveau du lobe frontal que rien n’a pu atténuer. Je me suis mis sous la douche où j’ai essayé l’eau chaude, puis froide. J’ai pris un anti-douleur avec un grand verre d’eau et ai ouvert la porte pour que le chien puisse aller se soulager. Il est revenu quelques instants plus tard et s’est planté devant moi, la tête à l’oblique et les oreilles dressées comme quand il cherche à s’immiscer dans mes pensées. Ses yeux semblaient briller d’inquiétude quand il a posé sa tête sur mes genoux pour m’ancrer dans la réalité. Je suis retourné dans la salle de bain pour finir de m’habiller. Il était temps d’aller manger quelque chose, mon estomac émettait des sons sans équivoque. Il est vrai que j’étais à jeun depuis la veille à midi. Je me suis assis sur le bord du lit pour reprendre mes esprits et toute l’expérience m’est revenue d’un coup. Ankhe, la place du village avec son arbre central, les gens qui me regardaient en souriant, les androïdes, tout se mélangeait dans ma tête à la faire exploser. Et si tout cela n’était que le fruit de mon imagination ? Une sorte de rêve éveillé ou méditatif ? J’ai laissé tomber ma tête entre mes mains et ai fermé les yeux. Non, ce ne pouvait être un rêve. Un rêve est décousu avec des éléments hors contexte qui viennent le ponctuer. Jamais il n’occasionne de souvenir aussi clairs et précis. Mais ce pourrait être le fruit de mon imagination. J’ai frotté alors mon visage avec mes mains pour chasser ces idées dérangeantes. Là encore, cela ne tient pas la route. L’imagination peut être certes très fertile mais de là à concevoir un autre monde pendant une bête méditation, à le ressentir pleinement et surtout, avec une certaine temporalité parfaitement crédible à mes yeux, c’est vraiment tout autre chose. Je suis perdu et je m’énerve tout seul à ne pas comprendre. Moi qui suis plutôt ancré dans mon monde et mes routines, moi qui suis plutôt connu pour mon côté tangible et mon esprit cartésien, je perds pied. William, réveille-toi ! Je me tapote les joues avec les mains. Mon ventre me rappelle que je dois me nourrir. Je me lève et nous sortons du bungalow en direction de la cantine du complexe hôtelier.

Il ne fait pas beau aujourd’hui. Une chape nuageuse s’étend à perte de vue, parsemée de masses plus sombres étouffant toute lumière. Un vent d’est relève le col de ma chemise et fait virevolter mes cheveux. Je n’irai pas au rocher aujourd’hui. C’est peut-être mieux comme ça, après tout. Mon mal de tête se dissipe au fur et à mesure que j’avale mon déjeuner. J’ai choisi un dahl de lentilles corail pour bien me remplir l’estomac. Lucky se régale lui aussi. Je ne sais même pas ce qu’ils lui ont servi, je n’ai pas pensé à demander, tellement obnubilé par mes propres pensées. Je termine le repas par un ristretto que je bois d’une gorgée et me lève pour sortir du restaurant. Il plane ici une atmosphère suffocante qui me dérange. Je me sens enfermé. J’ai besoin de respirer de l’air frais. Autour de moi, le ciel s’assombrit à vue d’œil. Les nuages, lourds et menaçants, s’accumulent, prêts à éclater. Un souffle glacé se lève, s’engouffrant dans le col de ma chemise, portant en lui la promesse de la tempête imminente. Je plante mes pieds dans le sable encore tiède pour réfléchir à quoi faire maintenant. Le chien est déjà parti inspecter les touffes d’oyats qui parsèment les dunes pour y laisser son empreinte urinaire. J’ai besoin de faire le point. J’aimerais parler à quelqu’un de ce qui m’est arrivé hier mais je ne vois pas qui serait prêt à écouter mon histoire fantasque sans me prendre pour un fou ou un illuminé. Je décide de suivre le chien en espérant qu’il ne se mette pas à pleuvoir d’un coup. Le souffle du vent dans les cheveux me fait du bien, comme s’il inspectait mes idées pour emporter les mauvaises, les sombres, les inutiles. Pas après pas, j’avance sur le sable, contournant les herbes et les pierres affleurantes. Je ne vois personne sur la plage, ni même à l’intérieur des terres. Aucun bateau non plus sur l’océan et aucun oiseau dans le ciel. Aussi loin que mon regard porte, tout me semble vide de vie. C’est compréhensible avec le grain qui s’annonce. Seule la queue blanche de mon chien se dandine au-dessus des oyats et des chardons bleus. Mais je suis le seul humain. Je me retourne mais le restaurant est déjà loin. À chaque pas sur ce sable, le vide en moi semble s’élargir. Cette plage, autrefois un lieu de paix, ne fait qu’accentuer la distance entre moi et le monde. Le silence assourdissant du rivage contraste cruellement avec les voix du clan, qui résonnent encore en moi en une mélodie familière. Ici, je ne suis plus qu’une silhouette perdue, ballottée par le vent, sans repère, une coquille vide abandonnée sur le sable. D’un coup, un sentiment profond de solitude s’abat sur moi, aussi brutal que le vent glacé. Ce n’est pas la première fois que je me retrouve seul, et, de nature introvertie, j’ai même tendance à apprécier. Pourtant, ce vide qui me traverse est différent. Un poids lourd s’installe dans ma poitrine, pressant contre mes côtes, prêt à exploser. Je m’assois dans le sable, un sanglot coincé. Une pression tenace s’installe dans ma poitrine, chaque inspiration devient une lutte, un effort pour contenir ce poids invisible. Fatigué et tendu, mon corps réagit comme si ce retour dans le monde réel avait arraché une partie de mon âme, me laissant incomplet et vulnérable. Quelques instants plus tard, la truffe humide et couverte de grains de sable de mon chien vient se frotter sur mon épaule. J’attrape sa tête et la secoue gentiment. Il la relève, ses yeux cherchant les miens, avec cette simplicité et cette fidélité qui me désarment à chaque fois. Il s’assoit à mes côtés et se serre contre moi, le regard tourné vers l’horizon menaçant. Je sens la chaleur réconfortante de son corps. Ce lien, brut et inconditionnel, est comme un dernier fil qui me retient ici, qui me rassure, me rappelle que je ne suis pas complètement déraciné. À chaque coup de vent, il redresse les oreilles et pousse un léger gémissement, comme pour me demander : « Tu es là ? Tout va bien, n’est-ce pas ? » Sa présence apaise mes doutes, un ancrage silencieux dans ce chaos qui gronde. Il remue la queue et finit par s’allonger sous mes jambes pour se mettre à l’abri et je comprends très vite pourquoi : une première goutte de pluie vient s’écraser sur mon front, suivie aussitôt par une autre sur le bras gauche. Le vent s’amplifie soudain et fait plier par rafales les herbes sur les dunes. On ne peut plus rester ici, il faut rentrer au bungalow. Et rapidement si j’en crois le mur de nuages noirs qui s’amoncelle au-dessus de l’océan et fonce vers nous à une vitesse prodigieuse. Je frotte mes yeux du revers de la main et me relève rapidement. Alors que nous nous mettons à courir vers le bungalow, une étrange envie me retient, me pousse à rester sous cette pluie battante. Comme si la tempête extérieure pouvait m’aider à clarifier celle qui fait rage en moi. L’averse commence à tomber, lourde et rapide. Chaque goutte froide s’écrase sur ma peau, me faisant l’effet de petites piqûres qui réveillent mon esprit confus. J’ai envie de rester là et offrir mon corps à cette tempête. Peut-être que cette pluie pourrait laver ce sentiment de perte. Mais la voix de la raison, aussi faible soit-elle, m’ordonne de bouger. À contre-cœur, je finis par céder. Je tourne les talons et me mets à courir, le chien galopant à mes côtés.

Nous atteignons enfin le bungalow, trempés jusqu’aux os, mes vêtements collés à la peau et mes cheveux plaqués sur le front. Une fois à l’intérieur, je referme la porte d’un geste vif pour bloquer la tempête derrière nous. Des gouttes glacées dévalent le long de mon visage et s’infiltrent dans mon cou. Je me dirige vers la salle de bain pour attraper une serviette, oubliant mon chien qui se secoue énergiquement, éparpillant des gouttes d’eau sur les draps et les murs. Je le sèche comme je peux, tout en appelant la réception pour demander de venir changer les draps. Personne ne répond. Un éclair fend soudain le ciel, illuminant la pièce d’une lueur blanche et crue, suivi d’un coup de tonnerre si violent que les murs en tremblent. Mon chien pousse un hurlement effrayé, enfouissant sa tête contre moi. Je le caresse pour le rassurer, mais mes mains sont moites. Moi aussi je suis nerveux. L’orage semble avoir pris place juste au-dessus de nous, et bientôt, un déluge de pluie tambourine sur le toit dans un grondement continu et assourdissant. Par la fenêtre, tout ce que je distingue est un rideau de pluie dense, épais, masquant le monde extérieur. Les éclairs déchirent les cieux, illuminant brièvement la pièce, et le tonnerre résonne, vibrant jusque dans mes os. J’imagine le personnel de la réception débordé, bien trop occupé pour répondre au téléphone. Nous voilà contraints de rester ici, dans ce cube de pierre et de bois qui tremble sous les assauts du ciel. La chaleur moite et oppressante de la pièce m’écrase. L’air est lourd, saturé d’humidité. Je change de vêtements et mets les anciens à sécher au-dessus de la baignoire. Pour tuer le temps, j’allume la télévision, mais l’écran reste grésillant, déconnecté. Un soupir m’échappe. Je finis par m’étendre sur le lit, peu importe les draps mouillés. Lucky vient se blottir contre moi, ses tremblements trahissant une peur instinctive. J’écoute le bruit du déluge, ce chaos infernal qui sature mes sens, et me laisse bercer par le grondement continu des gouttes sur le toit. Peu à peu, les éclairs s’espacent, le tonnerre s’atténue et s’éloigne.

Et puis soudain, la lumière s’éteint toute seule dans la chambre et la salle de bain. Le vrombissement du petit réfrigérateur de la pièce cuisine se tait lui aussi et la pluie cesse subitement. Une sensation d’immobilité envahit l’air, comme si le monde avait suspendu son souffle. Probablement une coupure générale d’électricité occasionnée par l’orage. Mon chien relève la tête vers la porte d’entrée d’un air interrogatif. Nous patientons quelques instants ainsi et il finit par se recoucher, bien décidé à finir sa sieste et récupérer de ses émotions. Je cale mes mains sur l’oreille derrière ma tête et fixe le plafond. Ce silence me détend et je finis par m’assoupir. Je rêve qu’une tempête de sable s’abat sur le village des Brevelles, chaque grain vibrant d’une lumière dorée tandis qu’ils tourbillonnent autour de moi, jusqu’à former une mer silencieuse, avalant tout sur son passage. Ankhe et une myriade de ses acolytes androïdes me fixent d’un air jovial, jusqu’à ce que leur visage disparaisse dans le sable. Bientôt, seule ma propre tête dépasse de l’épais manteau sableux et mon chien vient m’uriner dessus. Je me réveille en sursaut. Mon cœur tambourine dans ma poitrine alors que je reprends conscience, le souffle court, encore secoué par l’étrangeté du rêve. Je reste assis un moment, les mains tremblantes, essayant de chasser les résidus d’images qui flottent encore dans mon esprit. Une sensation étrange me hante, comme un murmure inaudible, une intuition qui m’appelle. Je me dis que ce n’était pas juste un rêve. On aurait dit comme un rappel, une invitation, ou peut-être même un avertissement.

Mon regard se pose machinalement sur mon chien, qui m’observe, la tête légèrement inclinée. Son regard est à la fois calme et attentif, je sais qu’il comprend l’agitation qui gronde en moi. Je prends une grande inspiration, sentant mon cœur battre plus fort à chaque pensée qui émerge. Toutes ces questions sans réponses, ces images de l’autre monde qui m’obsèdent depuis mon retour à la réalité. Une évidence commence à s’imposer, dévorant lentement mes hésitations. Je dois y retourner. Il ne s’agit plus de simple curiosité, ni de l’envie de retrouver ce sentiment de paix que j’ai ressenti sur place. Non, c’est plus profond, presque vital. Comme si ma présence dans ce monde n’était qu’une préparation pour ce voyage intérieur, pour cette exploration de l’autre côté. Quelque chose là-bas attend que je comprenne, que je voie au-delà des apparences, au-delà de la réalité tangible de ma vie quotidienne. C’est plus fort que moi. Mon corps et mon esprit réclament de s’immerger à nouveau dans cette dimension inconnue, avec une intensité que je ne peux plus ignorer. Je me lève doucement, comme en transe, les dernières traces du rêve se dissipant pour laisser place à cette certitude nouvelle. Je vais y retourner, pas seulement pour trouver des réponses, mais pour comprendre pourquoi cette connexion a été établie et, surtout, pourquoi moi.

La lumière du plafonnier se rallume et le ronronnement familier du réfrigérateur reprend. La panne semble réparée. Je consulte l’heure et m’aperçois que je me suis assoupi pendant presque deux heures.

En sortant du bungalow, je suis immédiatement ébloui par les rayons du soleil perçant les nuages résiduels. Je lève la main pour protéger mes yeux, le temps que ma vision s’habitue à la clarté soudaine. Autour de moi, la nature, imprégnée de pluie, scintille sous la lumière. Des gouttes tombent encore des hauteurs, se détachant des feuilles et des branches et s’écrasent au sol dans un doux concert de plics et de plocs. Sous l’effet de la chaleur retrouvée, des volutes de condensation s’élèvent vers le ciel pour former une brume qui invite au vagabondage. Avant de fermer la porte, je m’assure que mon chien souhaite prolonger sa sieste bien méritée, même dans des draps humides et froissés. Je prends alors la direction de la plage, bien décidé à me confronter à mon rocher.

En atteignant le rivage, je découvre un paysage transformé par l’orage. La grève est jonchée de débris en tout genre : des morceaux de bois gorgés d’eau, des lambeaux de filets de pêche, des bouées et, surtout, une multitude de déchets plastiques, dont des bouteilles et d’autres objets aux formes indistinctes. Au loin, j’aperçois un homme qui s’active à ramasser les débris, entassant patiemment chaque objet dans de grands sacs poubelle. Sa détermination attire mon attention et une admiration sincère naît en moi pour son initiative. Après une courte hésitation, je décide de le rejoindre pour lui prêter main forte. Mais en m’approchant, mes pas ralentissent instinctivement et mon cœur se fige. Il s’agit du vieil homme que j’ai rencontré la semaine passée, celui qui m’a parlé du lieu, de sa signification, de son énergie. Lorsqu’il me remarque, il esquisse un sourire tranquille et soulève au-dessus de sa tête un morceau de polystyrène blanc pour me montrer l’ironie de sa trouvaille. Je me rapproche et mes yeux sont attirés par un éclat au niveau de sa poitrine. Son pendentif scintille dans la lumière du soleil. Le même symbole, la même spirale que celui d’Ankhe. Mes pensées s’emballent et un frisson me parcourt. Ce niveau de synchronicité me laisse dubitatif. Sans trop y réfléchir, je m’approche encore, poussé par un mélange de curiosité et d’appréhension. Je cherche rapidement un moyen d’entamer la conversation.

– Bonjour ! Cela aura été une sacrée tempête !

Il sourit toujours avec ce même air calme et hausse les épaules.

– Cela dépend pour qui… chuchote-il doucement.

Je fronce les sourcils, perplexe face à cette réponse énigmatique.

– Il pleut souvent comme ça, dans le coin ? demandé-je.

– Je ne sais pas, je ne suis pas d’ici, répond-il du tac-au-tac.

Visiblement peu enclin à bavarder, il se penche, ramasse un sac poubelle vide et me le tend. D’un geste de l’autre main, il m’invite à participer à sa session de nettoyage improvisée. Hésitant un instant, je prends finalement le sac et commence à y enfourner des bouteilles en plastique. Ce faisant, je l’observe du coin de l’œil et réalise que son pendentif n’est pas tout à fait identique à celui d’Ankhe. Le sien est plus petit. Moins épais aussi. La matière semble différente, plus terne, proche de l’étain, alors que celui d’Ankhe avait des teintes cuivrées et des détails plus travaillés. Mais une chose est sûre, ils représentent tous deux une spirale.

Sans échanger un mot de plus, nous formons peu à peu un tas de sacs poubelles sur la grève, restituant ainsi à la plage une partie de sa pureté. Chaque fois que je me tourne vers lui, espérant reprendre notre discussion, il est une dizaine de mètres plus loin, concentré sur sa tâche. Impossible d’aligner deux mots sans devoir hausser la voix dans la brise constante. Je termine de nettoyer mon coin et dépose mon dernier sac sur le tas, m’étirant le bas du dos en contemplant le soleil déclinant.

– Merci pour votre aide.

Je sursaute, je ne l’ai pas vu arriver. Il est là, à mes côtés, les mains croisées dans le dos, son regard tranquille posé sur l’horizon.

– Avec plaisir, dis-je en désignant le tas de sacs. Après tout, c’est un peu de notre faute à tous s’il y a tant de déchets dans l’océan.

Il acquiesce en silence un court moment.

– L’océan rend toujours ce qui ne lui appartient pas, répond-il, un regard vers les sacs.

Je hoche la tête, absorbé par cette atmosphère à la fois paisible et étrange. Puis, sans un mot de plus, il tourne les talons et s’éloigne vers la route, me laissant planté là, incertain, les mains couvertes de sable et de petits morceaux de coquillage. Autour de moi, la plage est loin d’être propre et j’observe les vagues, qui continuent de vomir des morceaux de plastique, de bois, d’algues. Cette phrase… Je la sens s’enraciner profondément tant elle semble s’adresser directement à moi. Et si, moi aussi, je devais rendre ce qui ne m’appartient pas ? Je reste immobile, songeant à cette tempête, au nettoyage, à la plage recouverte de débris, comme un miroir de ce qui m’encombre intérieurement. La plage, les vagues, ce vieil homme qui m’a parlé de l’énergie du lieu. Je repense à la sérénité d’Ankhe, de l’atmosphère paisible du village. Là-bas, il n’y avait rien de superflu, rien qui ne s’accorde pas avec la nature et les vrais besoins de l’âme. Comme d’habitude, les questions viennent à moi avec un décalage. Je me retourne mais le vieil homme est déjà loin.

De retour au bungalow, je reste plongé dans mes pensées. Le chien m’observe et je sais qu’il ressent ma perplexité. Je tente de le rassurer avec une caresse entre ses oreilles mais il détourne la tête pour éviter ma main. Il n’est pas dupe. Bonne nouvelle ! Les gens de l’établissement sont passés nettoyer la chambre. Je passe rapidement sous la douche, puis, dans la cuisine, j’attrape deux tranches de pain que j’insère dans le toaster. J’ouvre une boite de beurre de cacahuètes et coupe quelques radis en fines rondelles. Je remplis la gamelle de croquettes que mon chien s’empresse d’avaler. Je réalise que je ne me suis pas beaucoup occupé de lui ces derniers temps. Il va falloir que je me rattrape dès demain. On pourra aller faire une longue balade dans les terres, afin de changer un peu d’horizon. On verra si le temps s’est réellement amélioré. Je finis par étaler le beurre de cacahuètes sur les tranches de pain chaudes, dispose les rondelles de radis par-dessus et j’engloutie le tout sans appétit. Je débarrasse la table et ouvre la porte d’entrée pour que le chien puisse aller faire ses derniers besoins de la journée. Le soleil est déjà presque couché et quelques étoiles scintillent déjà. L’air est frais mais c’est un bon signe pour notre balade de demain.

« L’océan rend toujours ce qui ne lui appartient pas. »

Mes pensées n’ont pas quitté les derniers mots du vieil homme. Malgré le sens apparemment banal de ces propos, j’ai le sentiment d’une signification cachée. Tout comme lors de la première fois où je lui ai parlé, quand il me vantait l’énergie du lieu. Je sens que je ne parviendrais pas à retrouver la sérénité tant que je n’aurais pas élucidé son message. Je m’accroche aussi à la ressemblance des deux pendentifs. Cela ne peut être qu’une coïncidence. Et en même temps, rien ne m’affirme que le clan des Brevelles existe autrement que dans mon imagination. Je ne sais pas comment avancer. Peut-être devrais-je écrire tout ce que ce voyage méditatif m’a apporté pour le moment ? Juste histoire de ne rien oublier. Mon chien finit par rentrer et s’installer directement sur le lit comme à son habitude. Je ne perds pas de temps et me glisse avec lui dans les draps propres. Je me délecte un instant de cette sensation de fraicheur et parviens à m’étirer et détendre tous mes muscles. J’attrape un carnet et un stylo sur la table de chevet. Je l’avais amené dans mes bagages avec la ferme intention d’écrire mon voyage pour le partager ensuite à qui voudra. Mais, voilà, les pages sont encore vierges. Rapidement, je liste par mots-clés l’ensemble des concepts nouveaux que j’ai découvert là-bas., chez les Brevelles. L’absence d’argent, les androïdes, le pendentif, leurs vêtements, la nature omniprésente partout dans le village, la forme et la matière des maisons qui entouraient la place… Petit à petit, j’ai envie de raconter plus. J’ai envie de mettre des mots sur mes ressentis pour tenter de décrire au mieux mon expérience. Je finis par gratter sans discontinuer quelques pages avec des schémas, des explications sommaires et surtout des questions, des tonnes de questions, jusqu’au moment où mes yeux commencent à se fermer d’eux-mêmes. J’éteins la lampe de chevet et sombre instantanément dans un profond sommeil.

Je me réveille tôt le lendemain matin. Je devine que le soleil ne s’est pas encore levé et je décide de rester un peu dans le lit à profiter de la tiédeur des draps et du corps chaud mon chien qui appuie son arrière-train sur mes jambes. Après quelques minutes à laisser mon cerveau vagabonder, l’image du pendentif d’Ankhe s’impose à mon esprit. Aussitôt, mon attention s’éveille et je me remets à ressasser cette expérience méditative et à me poser mille questions. Mes pensées s’emballent, cherchant un ancrage, quelque chose pour me convaincre que tout cela n’est qu’un mirage, une construction mentale, comme un écrivain qui va chercher des idées au fond de sa tête pour donner plus de crédit à sa narration. Une idée surgit. Pourquoi ne pas écrire tout cela dans l’ordre, tel que cela s’est réellement passé ? Relater chaque instant vécu là-bas, poser sur papier mes doutes, mes observations, pour démêler ce qui est réel de ce qui pourrait être purement imaginaire. Oui, peut-être qu’en transcrivant chaque détail, chaque interaction, je pourrais y voir plus clair. Je me lève d’un bond. Le chien sursaute et me regarde, les yeux pleins de sommeil et les oreilles baissées. Je lui donne une bise sur le front avec une petite caresse sur le ventre comme je fais tous les matins pour lui dire bonjour. J’enfile un peignoir et je m’assoie devant le bureau en acajou qui trône au fond de la chambre. Je n’ai encore jamais considéré ce meuble, avec sa petite lampe à cliquet, qui dénote avec le style de la décoration sommaire du bungalow. J’allume mon ordinateur et ouvre l’application de traitement de texte. Une page blanche apparaît et emplit l’écran, immaculée, intimidante. Quel titre je donne ? Je n’en ai pas la moindre idée. On verra plus tard. Je tape un « XXX » provisoire sur la première page. Je passe à la deuxième et active la première tabulation. Les idées se bousculent dans ma tête, chaotiques. Comment organiser tout cela ? Pour lister les événements dans l’ordre chronologique, je dois déjà me souvenir de tout. Peut-être commencer par une liste des moments marquants depuis mon arrivée ici… ou bien, expliquer ce qui m’a amené en ce lieu au départ. J’imagine que les lecteurs voudront sûrement comprendre. Mais quels lecteurs au fait ? Je soupire. Je dois d’abord écrire ce truc pour moi. J’ai besoin de comprendre, de vider mon esprit de toutes ces questions qui m’assaillent. Je me lève pour me faire un café. Le chien en profite pour aller gratter à la porte en me regardant avec insistance. Ah, il est vrai que je lui ai promis une longue balade ce matin. Je regarde à nouveau le vide de la page blanche. Je dois structurer mon récit, lui donner une forme, une direction. C’est probablement ça, l’angoisse de la feuille blanche dont parlent les auteurs.

J’avale mon café rapidement, m’habille en vitesse, puis ouvre la porte. Le chien se précipite et va directement se soulager en levant la patte au pied d’un poteau d’éclairage. Je marche le long du trottoir en direction du bois. L’air est encore humide de la tempête de la veille et des flaques d’eau de pluie parsèment encore le chemin. Mon chien me rejoint rapidement et je l’attache à la laisse. Je ne prends pas le risque de le laisser en liberté dans les endroits urbanisés. Bientôt, les maisons de bois plates, typiques de la région, laissent place aux successions de pins. Des espinettes et des aiguilles encore vertes jonchent le sol à perte de vue. Çà et là, quelques branches arrachées des cimes par le vent obstruent le passage, que je contourne, tandis que mon chien préfère sauter par-dessus. L’air est saturé des odeurs de la pinède gorgée d’eau. Nous finissons par nous enfoncer dans les bois en suivant les sentiers forestiers. Nous avons croisé personne depuis le bungalow et il règne dans cette forêt une atmosphère presque postapocalyptique, digne d’un futur dystopique. J’essaie tant bien que mal d’éviter les flaques d’eau mais mes chaussures finissent vite imbibées, chaque pas ajoutant à cette sensation de fraîcheur humide. Nous enquillons les kilomètres sur des sentiers sablonneux et rectilignes, bordés de pins aux troncs uniformes. Je laisse mon esprit vagabonder parmi les événements récents. La plage, le rocher, le vieil homme, les Brevelles, les pendentifs… Je finis par me souvenir de presque tout dans un ordre quasi chronologique.  Cela me rassure, je vais pouvoir consigner tout cela par écrit pour m’aider à discerner le réel de l’imaginaire.

Parvenu à un nouveau carrefour, je m’arrête et regarde autour de moi. Tout se ressemble. En sortant du bourg, nous avions pris à droite et puis à gauche au premier carrefour… Ou étais-ce au second ? J’hésite. Nous avons ensuite marché tout droit, je crois, mais je me souviens que le chien a bifurqué pour suivre une piste odorante. J’étais trop perdu dans mes pensées pour noter notre trajet. Je consulte mon téléphone : pas de réseau, bien sûr et je constate qu’il est déjà midi passé. Il va être temps de rentrer. Les mains sur les hanches, je regarde devant, derrière, puis sur les côtés, à la recherche d’un élément visuel pour me repérer, mais rien. Tout est identique à perte de vue. Bon, au pire, on va tout droit et on finira bien par arriver quelque part. Mais c’est où, tout droit ? Je me suis perdu et je m’en veux. De plus, je sens mon estomac gargouiller, signe que la faim commence à se faire sentir. J’ai soif aussi. Quelle bêtise de n’avoir avaler qu’un café depuis le réveil et de ne pas avoir prévu quelque chose à grignoter ou emporté une gourde d’eau. Le chien, quant à lui, profite de mon arrêt pour se désaltérer dans une flaque plus large que les autres. Je dois prendre une décision. Je reviens sur mes pas ou je continue ? Je prends à droite ? À gauche ? Un sentiment d’abattement m’envahit et je souffle. J’ai honte de moi. Je me sens soudain isolé et vulnérable. Je finis par m’asseoir sur un tronc couché en bordure du sentier pour reprendre mes esprits. Le chien vient s’asseoir à côté de moi et finit par se coucher, la langue pendante. Ses pattes et son ventre sont couverts de sable et d’aiguilles de pin. Je tends la main pour en enlever le maximum que je peux, mais les grains de sable adhèrent à mes doigts et je ne fais que les déplacer. Puis, en observant mon chien, une idée surgit :

– Lucky ?

Entendant son nom, il relève la tête et me fixe, les oreilles attentives.

– Tu as faim ?

Il oblique la tête de l’autre côté, me scrutant de ses grands yeux.

– Tu veux manger ?

À ces mots, il se lève d’un coup.

– Allez ! On rentre à la maison ! On va manger.

Aussitôt, il part dans la direction par laquelle nous sommes venus, se retournant de temps à autre pour s’assurer que je le suis. Un sourire se dessine sur mes lèvres et je me mets à le suivre, accélérant le pas pour rattraper mon guide à quatre pattes.

Sur le chemin du retour, mon souhait de mettre par écrit tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai ressenti, est devenu un besoin viscéral, une évidence. Peut-être pour ne pas oublier, ou pour donner un sens à ce tourbillon de questions qui m’assaille depuis des jours. Je n’ai aucun talent particulier en écriture, mais mon métier m’a appris à être précis, à rédiger des rapports, des notes, des résumés avec clarté et concision et en choisissant soigneusement les mots nécessaires pour transmettre l’essentiel. Après tout, je ne cherche pas à écrire un roman, ni même un témoignage destiné à quelqu’un d’autre. C’est avant tout pour moi, pour fixer mes pensées, capturer chaque détail de cette expérience hors du commun avant qu’ils ne s’effacent ou se brouillent dans ma mémoire.

Enfin de retour, je pose la laisse du chien près de la porte, retire mes chaussures mouillées et m’installe au petit bureau du bungalow. Lucky vient se coucher à mes pieds, semblant comprendre que je suis sur le point de m’absorber dans une tâche importante. J’ouvre l’ordinateur portable et l’écran s’illumine. La lumière bleutée semble me narguer, m’invitant à écrire. Je reste un instant figé devant la même page blanche, mes doigts flottant au-dessus du clavier. Le curseur clignote et égrène les secondes qui passent. Et soudain, des phrases surgissent, maladroites mais honnêtes. Je raconte ma première rencontre avec Ankhe, cette lumière blanche, ce village étrange où rien ne semble appartenir à mon monde. Je détaille les visages, les regards, les gestes. Puis vient l’image du pendentif, la place du village, les boutiques dépourvues d’argent. Chaque mot que je tape semble alléger un peu le poids qui m’écrasait. Mes doigts ne s’arrêtent pas, comme s’ils étaient animés par une volonté propre. Les souvenirs affluent avec une clarté étonnante. Tout est encore là, juste sous la surface. Les mots se déversent, formant peu à peu un fil narratif qui me semble logique et j’oublie le temps qui passe, absorbé dans cette introspection. Quand je finis par relever la tête, le document Word est rempli de paragraphes désordonnés, mais ils ont le mérite d’exister. Une petite voix intérieure me souffle que ce n’est qu’un début, que ce texte brut n’est qu’une base sur laquelle je pourrais revenir. Peut-être qu’un jour, il aura un sens plus grand. Peut-être pas. Mais pour l’instant, je me sens apaisé. Je m’étire, fatigué mais satisfait. Lucky lève la tête, intrigué par mon mouvement. Je lui gratte doucement l’oreille avant de refermer l’ordinateur. Ce soir, je vais prendre le temps de me reposer et me divertir, sans chercher à trop réfléchir. Je sens que l’écriture, tout comme cette expérience extraordinaire, me demande de la patience. Une étape à la fois.

À ce moment, les mots du vieil homme à propos de l’océan et de ses déchets me reviennent plus forts que jamais. Cette phrase, répétée sans cesse dans ma tête, finit par m’atteindre comme une vérité inéluctable, un mantra guérisseur. Je ne peux plus continuer ainsi, à osciller entre deux mondes. Je comprends que, moi aussi, je dois me délester. Je pense à nouveau à la sérénité des Brevelles, au sentiment de paix que j’avais ressenti là-bas. Il est temps d’écouter cet appel. Je dois retourner sur mon rocher, mais cette fois, ce ne sera pas pour une simple méditation. Ce sera pour un premier pas, une décision. Un engagement vers quelque chose de plus grand, de plus authentique. Je sors du bungalow et prends une profonde inspiration, laissant l’air marin emplir mes poumons et je murmure pour moi-même :

– L’océan rend toujours ce qui ne lui appartient pas.

Demain, je retourne sur le rocher. Je veux des réponses.

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Le HeallChapitre 5

« La Nouvelle Humanité, le clan des Brevelles »
Chapitre 5

Dans le Heall, William entre pour la première fois au cœur vibratoire du clan des Brevelles. Là, la frontière entre conscience, énergie et identité se fissure. Liy lui révèle ce qu’il n’aurait jamais imaginé : son lien profond avec Ankhe, et la nature véritable de la Source.

ConvergenceChapitre 3

« La Nouvelle Humanité, le clan des Brevelles »
Chapitre 3

William franchit enfin le seuil : au cœur du village des Brevelles, entre voix bienveillantes et révélations troublantes, sa perception du réel vacille.

La RetraiteChapitre 2

« La Nouvelle Humanité, le clan des Brevelles »
Chapitre 2

Seul face à l’océan, William cherche le silence. Mais ce qu’il trouve dépasse tout ce qu’il pouvait imaginer.

L’appelChapitre 1

« La Nouvelle Humanité, le clan des Brevelles »
Chapitre 1

William, employé discret d’un cabinet fiscal, voit sa routine basculer le jour où une voix mystérieuse s’invite dans son esprit. Ce qu’il pensait être un simple malaise déclenche un basculement profond. Et si ce murmure n’était pas une illusion, mais l’éveil d’un autre réel ?