La nouvelle humanité

Carnets d’un monde à naître

La Nouvelle Humanité est un sanctuaire d’exploration lente,
pour celles et ceux qui pressentent qu’un autre monde est possible.

par | 1 août 2025 | Fictions

1 août 2025

La RetraiteChapitre 2

Chapitre 2 du roman « La Nouvelle Humanité, le clan des Brevelles ».

La Retraite. Chapitre 2 du roman La Nouvelle Humanité - Le clan des Brevelles

Image générée par OpenAI

J’ouvre les yeux pour contempler le ressac de l’océan qui s’étend devant moi. Le soleil s’est levé il y a une heure tout au plus et déjà ses rayons caressent ma peau et m’emplissent d’une chaleur plus que réconfortante. Je ne regrette pas une seconde d’avoir posé trois semaines de congés. Ils ont été compréhensifs au bureau et me les ont accordées sans aucun préavis.

— On parviendra à se débrouiller sans toi, ont-ils répondu. Reviens-nous en forme.

Le souffle léger du vent matinal apporte des senteurs de pin et de terre sèche. C’est presque marée basse et déjà les crabes sortent de leur cachette sablonneuse pour vite aller se nourrir avant que l’eau ne remonte. Tout est calme et parfait. Des oiseaux marins que je ne reconnais pas planent au-dessus de ma tête. Eux aussi semblent profiter de la marée basse pour se sustenter. Cela fait une quinzaine de jours que j’ai posé les pieds dans cet endroit idyllique et mon esprit semble enfin apaisé, comme si la tempête intérieure s’était dissipée. J’espère que je ne l’ai pas simplement laissée chez moi pour avoir la désagréable surprise de la retrouver à mon retour. Mais ça ne sert à rien de stresser pour une chose qui n’existe pas encore. Pour l’instant, je me suis promis d’en profiter un maximum.

Depuis quelque temps, je pratique la méditation. C’est une amie qui m’a initié, me persuadant, selon ses dires, que cela m’aiderait à dissiper le stress et équilibrer mes énergies. J’avais accepté, sans grande conviction au départ, mais la première séance m’avait surpris. Rien d’ésotérique ou de mystique, juste un moment où, assis en lotus dans une pièce silencieuse, je m’étais concentré sur ma respiration. Et, pour la première fois depuis longtemps, mon esprit s’était calmé. Ce n’est pas devenu une passion ni une discipline stricte, mais un refuge ponctuel. Quand la pression devient trop forte, je m’accorde ces moments pour faire le vide. Parfois, en me focalisant sur les fameux « chakras », j’atteins une sensation de flottement, comme si mon esprit se libérait de mon corps. Ce genre d’expérience est rare, mais elle reste ancrée en moi. Je ne cherche pas à comprendre si c’est réel ou non ; je sais juste que ça me fait du bien et ça me suffit. La retraite que j’ai réservée en venant ici, c’est un prolongement naturel de cette quête. Pas pour devenir un expert, ni pour trouver des vérités définitives, mais pour souffler, reprendre mon rythme et, peut-être, découvrir quelque chose que je n’attends pas.

Je termine ma méditation quotidienne avec une série de grandes respirations, me lève et me dirige vers mon bungalow. Je souris en me rendant compte que ma vitesse de déplacement est bien plus lente que celle que j’ai l’habitude de prendre le reste de l’année. C’est curieux de s’apercevoir comment on peut être happé par nos quotidiens et vivre tellement éloigné de nos propres rythmes naturels. Depuis que je suis arrivé ici, j’ai commencé par dormir et dormir et encore dormir pendant une bonne semaine. Puis, s’est installée une sorte de routine naturelle. Je n’ai absolument rien à faire de mes journées à part me nourrir et me reposer. Chaque matin, je me lève avec le soleil, je marche jusqu’à la plage où je médite une demi-heure, parfois plus. Dans le courant de la matinée, s’ensuivent une séance de Yoga, de Pilates ou une simple marche dans la contrée environnante. Je me surprends parfois à chercher mon téléphone par habitude, avant de me rappeler qu’il est éteint, au fond d’un tiroir du bungalow. Ici, je n’en ai plus besoin, et c’est une libération que je n’aurais jamais cru possible. Je croise rarement d’autres personnes. Quand c’est le cas, un sourire complice suffit à nous dire : « On est bien ici, n’est-ce pas ? ». Les repas, le midi, sont frugaux, préparés par le chef local. L’après-midi commence généralement par une sieste sur un transat, à l’ombre d’un grand pin. Je nage ensuite quelques longueurs dans la piscine du complexe hôtelier puis me mets à lire divers romans, essais ou livres de développement personnel que j’ai pris le temps de choisir avant de partir. J’écris parfois aussi sur mes ressentis. Quand arrive le soir, il y a souvent un grand feu sur la plage où les voisins se rejoignent pour boire un verre, déguster des brochettes de légumes grillés et écouter des musiciens locaux venus proposer leur art. J’y ai quelques conversations, principalement à propos de nos vies respectives. Il y a des gens de tous bords, de tous horizons. Les échanges sont intéressants, sans jugement mais quelque peu superficiels. Il y a comme une distance polie et tout le monde semble s’en satisfaire. Comme une volonté de ne pas s’immerger pleinement dans la discussion par respect de nos pauses de vie mutuelles. J’ai l’impression que tout le monde est ici pour les mêmes raisons : s’extirper, ne serait-ce qu’un instant, du monde trépidant, de l’agitation incessante des villes, des obligations professionnelles et des notifications constantes qui régissent nos vies. Ici, tout semble plus lent, plus serein. Les regards se détachent des écrans, les visages se détendent et les corps relâchent enfin la tension accumulée. Cet endroit offre une parenthèse hors du temps, un refuge où chacun vient chercher un peu de silence, une respiration, une possibilité de se reconnecter avec soi-même. Trois semaines, c’est peut-être suffisant pour retrouver un semblant de paix. Ou peut-être est-ce juste une fuite temporaire, une parenthèse avant que tout ne reprenne là où je l’ai laissé. Car parfois, un frisson traverse ma nuque sans raison apparente, comme une vague de froid inattendue sous le soleil chaleureux. J’ignore cette sensation, me disant que c’est sûrement une réaction de mon corps qui s’adapte à ce nouveau rythme sans encore oser lâcher l’ancien. Ou bien, je n’ai pas encore complètement lâché prise, comme peuvent le diagnostiquer tous ces pseudo-coachs de vie qui ont survécu à une sale période et deviennent persuadés qu’ils peuvent te sortir de la tienne en un claquement de doigt, avec quelques belles paroles et, surtout, moyennant une somme d’argent conséquente.

— Bonjour ! Bonne méditation ce matin ?

Je sors de ma rêverie. Un homme entre deux âges, petit et trapu, croise mon chemin. Les mains derrière le dos, il ralentit et me sourit en hochant doucement la tête. Tous les matins depuis mon arrivée, cet homme est présent au bord de l’océan. Toujours vêtu du même short long couleur olive et de la même chemise à manches courtes qui a dû, jadis, être dans les tons orangés. Le front largement dégarni, il arbore une collerette de cheveux fins et gris qui ne cessent de danser dans la brise matinale. Enfin, un petit bouc, tout aussi grisonnant que ses cheveux, apporte une virgule à son visage poupon et malicieux, comme une invitation à une discussion constante.

— Oui merci ! Bonne journée à vous !

Il me dépasse en continuant son chemin mais je sens qu’il s’arrête derrière moi.

— Vous méditez chaque matin, n’est-ce pas ?

Je me retourne à demi.

— Oui… Ça m’aide à me recentrer.

L’homme acquiesce lentement.

— Il y a beaucoup à trouver en nous-mêmes quand on se donne le temps d’écouter. Mais parfois, on découvre des choses que l’on préférait ne pas entendre.

Je finis par me lever, intrigué.
— Que voulez-vous dire ? demandé-je en balayant d’un revers de la main les résidus de sable de mon short.

L’homme esquisse un sourire et penche la tête sur le côté.

— Oh, juste une pensée. Certains lieux comme ici sont plein d’énergie et amplifient nos ressentis… Ils nous montrent ce que nous cachons, même à nous-mêmes…

Il porte un collier étrange, une pierre polie en forme de spirale. Elle brille légèrement au contact des rayons du soleil, comme si elle me faisait des clins d’œil. Quelque chose dans ce symbole me semble familier, sans que je sache pourquoi. Il lève la main droite et me salue de la tête. Il reprend sa marche vers l’océan, les mains croisées dans le dos. Je reste là, quelque peu interdit. Qu’a-t-il voulu dire ? C’est peut-être juste une pensée comme il l’a souligné mais j’ai l’impression que ses propos étaient bien plus personnels, qu’il voulait me signifier quelque chose d’important. Je hausse les épaules. Il est maintenant déjà loin et je n’ai pas envie de courir pour le rattraper.

Je rentre dans mon bungalow pour prendre une douche et ressort rapidement, un livre à la main. Je m’installe sur un transat, non loin de la piscine, sous une toile tendue d’un bâtiment à un autre qui se gonfle légèrement au souffle du vent. Il fait déjà chaud pour rester en plein soleil. Je fais signe à une employée et commande un latte macchiato au lait d’avoine ainsi qu’un cookie aux noix de pécan et un granola framboise-banane. Elle revient à peine cinq minutes plus tard avec mon petit-déjeuner qu’elle pose sur la petite table en bambou qui jouxte mon transat. Je la remercie chaleureusement. Je m’allonge et ouvre mon livre. Où en étais-je ? Voilà, page 56.

Je relève la tête, l’image du vieil homme me revient. Ses paroles surtout. Je pose le livre sur mon ventre et attrape le verre latte pour en boire une gorgée. « Certains lieux amplifient nos ressentis ». C’est bien ce qu’il a dit ? En même temps, quand on se sent bien dans un lieu de villégiature, c’est normal qu’il amplifie nos ressentis. C’est le propre des lieux de vacances, non ? Mais en quoi ce lieu me montrerait quelque chose que je me cache ? J’avoue ne pas bien comprendre son concept et décide de laisser tomber ces réflexions stériles pour le moment. J’avale une cuillerée du granola et, la bouche pleine, ouvre à nouveau mon bouquin. Page 56.

« On découvre des choses que l’on préférait ne pas entendre ». Décidément, mon cerveau ne me laisse pas tranquille. Ça fait deux semaines que je médite et je n’ai rien découvert. C’étaient peut-être juste des paroles en l’air. Ce genre de choses qu’on dit à des inconnus pour se la raconter. Peut-être aussi qu’il parlait simplement de lui. Il aurait découvert quelque chose sur lui-même et souhaitait me le partager ? Bizarre alors qu’il n’ait pas plus détaillé que ça. Mais je ne lui ai pas forcément montré un quelconque intérêt. Je sais que j’ai tendance à paraitre comme un ours par moment. Une introversion doublée d’un manque d’empathie.

Bon. Page 56.

J’aimerais quand même bien reparler à cet homme, pour aller plus loin dans cette discussion. Je le verrai probablement demain matin. Je m’allonge et ferme les yeux.

D’un coup, le chant des oiseaux s’interrompt, laissant place à un silence lourd, presque oppressant. J’ouvre les yeux et regarde autour de moi. Le vent s’est subitement tu et plus rien ne bouge autour de moi. Même les vagues au loin semblent s’être pétrifiées. Je me lève alors qu’un frisson parcourt ma colonne vertébrale, comme une décharge d’électricité. Je parcours rapidement le chemin inverse vers la grève. Je sens à peine la chaleur des caillebotis sous mes pieds nus. Parvenu au bord de la plage, je m’arrête en haut des dunes et retrouve le ressac habituel, bien que moins ample que ce matin. C’est probablement la marée basse et je me sens bête d’avoir cru autre chose. Qu’est-ce que j’ai bien pu croire d’ailleurs ? Je me suis surpris à avoir peur. Est-ce que les paroles du vieil homme, avec ses allusions énergétiques du lieu, qui ont ravivé mon anxiété ? Voilà que mon imagination vogue vers des sphères spirituelles maintenant. Je ris intérieurement et me dis que je devrais le noter. Je choisis un rocher solitaire et plat pour m’asseoir face à l’océan. Le granit chauffé par le soleil me procure aux jambes une douce sensation rassurante. Il n’y a effectivement plus aucun oiseau dans le ciel. Les crabes blancs, quant à eux, continuent leurs va-et-vient frénétiques entre leur abri creusé dans le sable et les morceaux de coquillage avoisinants et les autres formes de coraux que la mer a rejetés en se retirant.

— Vous avez entendu le silence ?

Je sursaute et me retourne. Le vieil homme est assis en position de lotus sur un rocher de granit voisin, tout proche. Son regard pointe vers l’horizon, les sourcils froncés. Il semble installé ici depuis longtemps. Il n’était pourtant pas là, il y a quelques minutes. Comment a-t-il fait pour apparaître en si peu de temps ? Je regarde autour de moi et constate qu’il n’a pas pu se cacher. Comment j’ai pu ne pas le voir ?

— Il y a quelque chose dans le mouvement perpétuel des vagues, reprend-il, qui a le pouvoir d’apaiser les esprits. Mais il y a aussi quelque chose de troublant, comme un écho sans fin qui nous rappelle ce que l’on fuit.

Il s’exprime avec un léger accent que je ne parviens pas à identifier.

— Vous parlez toujours en énigmes ?

Il sourit. Un sourire sans malice.

— Peut-être que ce lieu révèle simplement des choses que l’on ne veut pas voir.

Je m’agite sur mon rocher, devenu soudainement un peu trop dur sous mes fesses et étends mes jambes pour que mes pieds touchent le sable.

— Excusez-moi mais j’ai de la difficulté à comprendre vos… propos.

Il se penche vers moi. Son collier, exposé aux rayons du soleil, se met à briller.

— Il y a des moments où l’énergie d’ici devient… plus intense. Les anciens disaient que c’est à ces moments-là qu’il fallait se méfier de ce que l’on ressent. On peut se perdre dans ses propres illusions, vous savez.

Je fronce à mon tour les sourcils et me tourne vers l’océan.

— Moi, ça va, merci.

Il sourit et dévoile des dents d’un blanc éclatant qui contrastent avec sa peau tannée.

— Vous devriez vous poser les bonnes questions, continue-t-il. Le hasard n’existe pas, vous le savez au fond de vous. Pourquoi êtes-vous arrivé en ce lieu ? Pourquoi cette plage précisément ?

Mes orteils jouent dans le sable chaud à creuser des lignes parallèles.

— Je cherchais un endroit exotique, réponds-je, où je n’avais encore jamais mis les pieds et où je savais que je pourrais trouver du repos.

Il ne répond pas, alors j’ajoute en le regardant du coin de l’œil :

— … et ne pas être dérangé ou sollicité par quiconque.

Aussitôt, je regrette mon propos. Cet homme ne m’importune pas le moins du monde. C’est juste que je ne cerne pas ses propos et j’en suis mal à l’aise. Il semble cependant comprendre.

— Ceux qui posent les pieds sur cette plage ont souvent une raison plus profonde qu’ils ne le croient, dit-il d’un ton malicieux. Peut-être avez-vous simplement oublié pourquoi vous êtes vraiment là. Moi-même, je me suis retrouvé ici il y a des années, perdu et en quête de sens. Un peu comme vous, j’imagine. Ce lieu m’a offert des vérités que je n’étais pas prêt à entendre. Vous vous sentez en paix maintenant, mais parfois, les échos de ce qu’on fuit finissent par nous rattraper. Le brise, ici, murmure des vérités.

Je cherche à changer de conversations.

— Vous venez ici souvent ?

Il sourit à nouveau et descend de son rocher avec une souplesse étonnante pour son âge.

— Je loge ici. Mais j’habite aussi partout ailleurs. Je suis là où on me demande d’être.

Comme ce matin, il lève la main droite et me salue de la tête. Puis, sans un autre mot, il reprend sa marche vers un ailleurs que je ne devine pas. Il disparaît bientôt derrière les dunes, me laissant avec encore plus de questions. Je ne sais même pas comment il s’appelle.

Le lendemain matin, je retourne sur la plage pour ma méditation quotidienne, persuadé que je vais le croiser à nouveau. Mais pour la première fois de mon séjour, il n’est pas là. Je scrute les alentours, il n’y a personne en vue. Je n’ai pas vérifié l’heure, il est peut-être encore un peu tôt. J’ai eu du mal à dormir cette nuit. Un orage plutôt violent s’est abattu sur les environs. Pendant plusieurs heures, un déluge a martelé le toit de mon bungalow, me tenant éveillé jusqu’à une heure tardive. J’ai aussitôt pensé à mon chien qui, lui, déteste les orages. J’espère qu’il va bien, dans la petite pension qui l’accueille actuellement. Il commence à me manquer. Quand le tonnerre gronde, il a tendance à venir se blottir contre moi et cacher sa truffe sous mon bras pour que je le rassure. Ce matin, le ciel est encore couvert de nuages résiduels qui masquent le soleil. Je crois que je vais expédier la méditation et me rendre dans l’espace commun pour voir si quelqu’un ne souhaiterait pas faire une partie de cartes ou d’échecs. Je sens que j’ai besoin de voir du monde pour échanger. J’ai besoin de conversations constructives. Je m’assois sur le même rocher de granit, dans une position proche de celle du lotus, me redresse et ferme les yeux. Je prends trois grandes respirations complètes et conscientes, et me laisse entrainer dans l’apaisement du corps et des pensées. Comme à l’accoutumée, une mini vague de bien-être me parcourt le corps de haut en bas. En pensée, je l’oriente vers mes chakras, les éveillant un à un. La sensation de l’humidité contenue dans le sable, après l’orage de cette nuit, remonte le long de ma colonne vertébrale et me fait frissonner. Tout est calme, je suis bien. Quelques pensées à propos du vieil homme, de l’orage de cette nuit ou encore de mon chien, surviennent tout de même mais je parviens à doucement les chasser de mon esprit. Il y a même une mélodie au piano d’Aaron Parks qui se rappelle joyeusement à mes oreilles. Je laisse les notes s’égrener tranquillement. Elles s’accordent harmonieusement avec le son paisible du ressac. Puis, une sensation familière s’installe progressivement, comme une pression légère à l’arrière de mon crâne. Je l’ignore comme le reste mais elle se fait insistante.

— William ?

Mon cœur s’est arrêté de battre un instant. Je m’accroche au rocher pour ne pas tomber. C’est la même voix que l’autre matin. Mon cœur bat à tout rompre et je sens ses battements dans mes tempes tandis que mes mains se mettent à trembler. C’est une sensation de chute libre, comme si mon corps savait avant moi que quelque chose clochait. Il n’y a personne autour de moi, vraiment personne. Même pas un oiseau, un crabe ou une bestiole quelconque. Je suis seul. Seul au monde dans un endroit que je ne connais pas et personne à qui je peux demander de l’aide. Je tente de calmer ma respiration en inspirant et expirant le plus lentement et régulièrement possible. La voix était réelle, limpide et bien que sereine, une part de moi refuse d’y croire. Peut-être que c’est juste un écho de mes pensées, un reste de rêve mal digéré. Mais non, elle est bien là, elle résonne encore derrière ma tête, entre mes deux oreilles. La pression sur ma nuque s’est même intensifiée. Je me passe la main dessus comme pour effacer la craie sur une ardoise d’écolier.

— William ? N’aie pas peur et détends-toi… Nous avons des informations pour toi.

Mon souffle s’accélère tandis qu’une vague de panique me submerge. Mes mains deviennent moites. Mes jambes faiblissent et je me laisse tomber sur le sable humide, le cœur battant à tout rompre.

— Qui… qui êtes-vous ?

Ma voix plaintive chevrote.

— Nous ne te voulons aucun mal. Aie confiance.

Je sens bien maintenant que la voix vient exactement du point de pression derrière mon crâne.

— Nous ne pouvons pas communiquer correctement avec toi sans ton plein consentement.

Cette dernière phrase sonne plus aigüe, plus féminine. Ils sont plusieurs ? Je deviens fou. Je me mets à crier et taper des poings sur le sable.

— Non, je ne veux pas ! Non !!

Et puis, plus rien. Le silence. Un silence lourd, presque palpable, comme si le monde retenait son souffle. Dans le même temps, la pression derrière ma tête disparaît, comme si elle n’avait jamais été là. Je tends encore l’oreille, me concentre sur ma nuque mais ne ressens que le vide. Une absence. Je me relève et essuie les larmes sous mes yeux avec mes mains pleines de sable. Je jure intérieurement et attrape ma serviette posée sur le rocher pour la passer sur mon visage. Son odeur de linge propre me fait du bien et m’apaise. Je m’accroupis et reste ainsi un instant, la tête enveloppée par l’odeur d’ylang-ylang. Je finis par me relever, prendre mes affaires et me diriger vers le bungalow. Ma tête est vide de pensée. Je suis soudain fatigué comme si j’avais enchaîné plusieurs jours de travail sans dormir. Je parviens non sans mal à me trainer jusqu’à ma chambre et me laisse tomber sur le lit. Je crois m’être endormi aussitôt.

Quand j’ouvre à nouveau les yeux, un mal de tête m’assaille de l’arrière du front jusqu’au fond des yeux, la lumière ambiante me brule la rétine et mes oreilles sifflent d’une multitude de sons ultra aigus. J’ai une gueule de bois sans avoir bu. Je parviens à me lever et me passer la tête sous l’eau froide dans la salle de bain. Mes yeux évitent mon reflet dans le miroir pour ne pas ajouter d’angoisse à la situation. Et très rapidement, l’inconfort s’estompe. Je peux ouvrir les yeux à nouveau sans difficulté. Seuls les acouphènes persistent, bien qu’ils semblent eux aussi diminuer progressivement. Mon état devient gérable. Je sors alors de la chambre et me dirige vers le hall de réception de l’établissement. Je dois retrouver le vieil homme. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai dans l’idée qu’il peut apporter certaines réponses à mes questions. Le hall est presque vide à cette heure, bien qu’il n’y a jamais beaucoup de monde. Seul un couple de personnes âgés est assis au salon à parcourir des publicités vantant telle ou telle excursion.

Je m’approche du comptoir et appuie sur la petite sonnette en cuivre pour signaler ma présence. Une jeune femme apparaît aussitôt, un sourire affable au visage.

— Monsieur ?

— Bonjour, je cherche un homme d’un certain âge qui se promène sur la plage tous les matins. Il a souvent un short olive et une chemise orange. L’avez-vous vu aujourd’hui ?

La jeune femme ne semble pas comprendre.

— Vous vous êtes rendu sur la plage ?

— Oui bien sûr, j’en reviens, mais je ne l’ai pas croisé et j’ai absolument besoin de lui parler maintenant.

Elle hausse les sourcils et semble désemparée.

— Je ne peux pas vous renseigner, je suis désolée.

— Vous n’avez pas moyen de savoir s’il réside ici ?

Elle tape brièvement sur le clavier de l’ordinateur de la réception, ses yeux fixés sur l’écran lumineux.

— Vous savez, même s’il logeait dans une chambre de notre établissement, répond-elle le visage fermé, je serais dans l’incapacité de vous le confirmer. Nous tenons à conserver la confidentialité de nos clients, vous comprenez ?

Je réalise que je ne vais rien tirer d’elle. Je baragouine un merci et retourne sur la plage. Toujours aucune trace du vieil homme. Curieux qu’il soit absent précisément au moment où je souhaite le croiser. En y réfléchissant, je ne vois pas comment je pourrais l’approcher pour lui raconter que des voix m’ont interpellé dans ma tête. C’est l’assurance qu’il me prenne pour un fou ou, pire, un schizophrène. Je ralentis le pas et m’immobilise un instant. Et si c’était vrai ? Si ces voix n’étaient que le fruit de mon esprit dérangé ? Peut-être ai-je réellement un problème psychologique, même temporaire. Les mains sur les hanches, je fixe l’océan, perdu dans mes pensées. Les teintes de l’eau et du ciel se mêlent, brouillant la ligne d’horizon. Une sorte de magie flotte dans l’air chaud, presque réconfortante. Malgré mes aventures matinales, un sourire m’échappe. Mes yeux se posent sur mon fameux rocher et une idée germe : et si j’y allais ? Si cet endroit dégage réellement une énergie si singulière, ça en vaudrait la peine d’en faire l’expérience, non ? Comme l’a dit le vieil homme, peut-être que ma présence ici n’est pas due au hasard. Peut-être que ce lieu m’offre une chance d’affronter des vérités que mon égo refuse d’accepter. Qu’ai-je à perdre ? Je ne suis pas du genre à laisser mes peurs dicter mes choix. La peur, après tout, n’est qu’une réponse de l’égo face à un danger perçu. C’est quoi le danger ? Que les voix reviennent et que je passe pour un schizophrène ? C’est absurde, non ? Ou peut-être pas… Peut-être que je n’en sais rien, finalement.

Un désir naît en moi, pressant, instinctif. Comme un appel à plonger dans l’inconnu et à faire confiance. J’avance d’un pas décidé vers le rocher. Au fur et à mesure que je me m’approche, j’ai l’impression qu’il m’appelle. Et en même temps, la lourdeur à la base de mon crâne se fait plus présente. Ce n’est pas douloureux mais suffisamment fort pour que je ralentisse. Je suis tiraillé entre l’envie de m’asseoir sur le granit et celle de partir en courant à l’opposé. L’envie du cœur contre celle de l’égo. L’amour contre la peur. Je parviens au rocher et mes mains recommencent à trembler. Je m’assois en tailleur, les pieds enfoncés dans le sable tiède. La brise de l’océan me caresse le visage et je prends une longue inspiration, sentant l’odeur salée se mêler à celle des pins au loin.

Quelques instants passent et je sens mon corps se détendre progressivement, comme si le monde autour de moi se fondait en un murmure apaisant. J’attends patiemment. Le temps semble à nouveau s’être suspendu. Seules les vagues vont et viennent dans un mouvement hypnotique et éternel. J’attends que la voix m’appelle. Je veux l’entendre au fond de moi. Derrière ma nuque. De longues minutes passent. Je l’appelle de tout mon être. Un frisson finit par remonter le long de ma colonne et, enfin, elle est là.

— William ?

Je n’ai plus peur, juste une légère appréhension résiduelle et légitime. Presque heureux d’entendre ce timbre désormais familier. Je ne sais comment répondre et tente un oui vocal et interrogatif. Le son de ma voix se perd dans celui des vagues. Il y a comme une dissonance avec cette voix intérieure, limpide et pleine.

— Nous te remercions pour ton accueil.

Une immense vague de bien-être emplit tout mon corps, réconfortante comme un câlin maternel. Le timbre de la voix me semble légèrement différent des autres fois. Je ne sais pas si je dois entamer une conversation comme avec un ami ou si je dois attendre qu’ils poursuivent.

— Nous avons des informations à te transmettre.

Je réalise soudain qu’il ne s’agit pas réellement d’une voix, mais plutôt d’une sorte de pensée. Une pensée pure. Une idée subtile qui se manifeste directement dans ma conscience sans passer par le langage. Je ne l’entends pas vraiment, je la ressens. Mon esprit en fait des phrases pour que je puisse l’interpréter. C’est ça, c’est une transmission de pensées, comme dans les histoires de science-fiction. Mais comment parviennent-ils à faire cela ? Et qui sont-ils ?

— Vous m’entendez ? tenté-je.

Je me sens ridicule de répondre verbalement. Dois-je parler plus fort ? Devrais-je même crier pour qu’ils m’entendent par-dessus le son des vagues ?

— Nous t’entendons parfaitement. Il est inutile de verbaliser tes réponses. Tu dois les canaliser en pensées.

Je ne comprends pas comment je peux y arriver. Canaliser en pensées ? Mon cerveau tourne à cent à l’heure. Une pensée reste une pensée, on ne la contrôle pas, elle arrive quand elle arrive, c’est tout. Comment peuvent-ils parvenir à distinguer les réponses que je souhaite leur fournir et mon raisonnement par exemple ?

— Nous ne trions pas tes pensées.

Je marque un temps d’arrêt pour bien analyser leur réponse. Ils ne trient pas mes pensées. Cela veut-il dire qu’ils reçoivent tout ? Ils lisent tout ce que je pense ? Mon dieu ! Je ressens soudainement une forme de honte. Quelles ont été mes dernières pensées ? Je sens mes joues s’empourprer au fur et à mesure que je comprends qu’ils lisent dans mon cerveau, dans mon intimité, comme dans un livre ouvert.

— C’est pour cela que nous te contactons uniquement quand tu médites. Ton mental est alors calme. Il y a sinon trop de bruit cérébral et ça nuit à la transmission.

Mon esprit est en ébullition, incapable de tout saisir. Tout cela me paraît si irréel, si étrange. Pourtant, une part de moi a envie de comprendre, de me donner une chance d’y croire. Je prends la décision d’essayer. Peut-être que si je parviens à calmer cette tempête intérieure, je pourrais établir une vraie connexion. Il faut que je reprenne le contrôle, que je trouve un peu de paix avant d’aller plus loin. Je sens que quelque chose d’important m’attend, mais pour l’atteindre, je dois d’abord apaiser mon esprit. Je referme les yeux et effectue à nouveau quelques inspirations et expirations profondes. Mon esprit se calme effectivement dès que je me concentre sur ma respiration.

— C’est beaucoup mieux ainsi, m’encourage la voix. Tu apprends vite.

Je continue de me vider la tête, refusant chaque pensée qui survient. Une légère pression inconfortable vient s’installer au niveau de mon diaphragme, probablement due au stress causé par cette expérience inédite. Je me rappelle aussitôt mes cours de méditation et concentre mon imagination pour créer une sphère de lumière dorée au-dessus de ma tête. Puis, je la fais descendre lentement le long de ma colonne vertébrale à la rencontre de mes chakras. Parvenue au sternum, je m’y attarde jusqu’à faire disparaître l’inconfort. Comme une pluie sur ma peau, je suis vite parcouru de frissons réconfortants qui confirment la détente de mon corps et de mon esprit. Une fois que la sphère de lumière a atteint mon chakra racine, je l’invite à se désagréger dans l’espace en emportant avec elle mes peurs et mes angoisses. Je me délecte de cette sensation de sérénité presque palpable. Je ne me souviens pas m’être déjà senti aussi bien. Lentement et doucement, je concentre mon esprit sur l’arrière de mon crâne, là où je pense que la voix prend son origine. Une première question me vient aussitôt en tête concernant l’identité de ces êtres, ou de ces entités. Je n’ai pas besoin de la formuler.

— Je me nomme Ankhe Terk du clan des Brevelles, commence-t-il. Mes compagnons et moi vivons en dessous de la Lare. Notre clan est constitué de cent trente et un individus, au sein de notre fédération qui en comptent plus de trois mille et nous œuvrons à la communication entre les êtres conscients. Nous souhaitions te rencontrer pour te transmettre notre organisation sociétale.

— Lalare ? Il ne me semble pas connaître ce lieu.

— Tu le connais sous le nom de la Loire en France. Le langage a un peu évolué depuis ton époque.

— Mon époque ? Je ne comprends pas.

— Nous vivons en l’an 59. Ce qui correspond à l’année 2090 de votre calendrier actuel.

D’un coup, je sors complètement de mon état de transe méditative. C’est impossible. On est en train de me faire une blague. Je suis dans un rêve et je vais me réveiller. Ce n’est pas possible autrement. Des hommes du futur ? Et pourquoi pas des extra-terrestres ? Cette expérience semble avoir pris du temps, car le soleil a déjà parcouru une bonne partie du ciel et des nuages commencent à s’amonceler à l’horizon, menaçant de déverser leurs premières gouttes de pluie. Je reste un instant assis sur mon rocher, incapable de bouger, pris dans un tourbillon d’émotions contradictoires. D’un côté, ce que je viens de vivre me semble complètement irréel. Une part de moi veut se convaincre que tout cela n’était qu’un rêve, une illusion, que mon esprit, encore fatigué, s’est simplement laissé emporter par des hallucinations. Mais de l’autre côté, tout semblait si concret, si ancré dans ma réalité intérieure, que je ne peux pas nier la force de ce que j’ai ressenti. Cette voix… Non, cette présence. Trop authentique pour être ignorée, trop puissante pour être simplement un fragment de mon imagination.

Encore sous le choc, je finis par me lever. Mon corps est ankylosé, comme alourdi par le poids de l’expérience. Je me sens à la fois perdu et curieusement attiré par l’idée de ce clan, de ce futur. Des hommes vivant sous la Loire, dans un avenir lointain ? Comment cela pourrait-il être vrai ? Et pourtant, au fond de moi, une petite voix insiste, me murmure que tout cela a un sens. Que ce n’est pas un hasard si je suis là, maintenant, dans ce lieu particulier. Mais pourquoi moi ? Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ?

Le vent se lève doucement, faisant bruisser les feuilles des arbres et agitant le sable à mes pieds. Les premiers signes d’une grosse pluie approchent et je sens qu’il est temps de rentrer. Mes pas sont ralentis en traînant derrière moi tout un flot de pensées que je ne parviens pas à organiser. Je ne peux m’empêcher de jeter un dernier regard en arrière, vers le rocher, comme si j’attendais un ultime signe, une nouvelle manifestation de cette présence. Mais seul le ressac de l’océan continue son éternel va-et-vient, imperturbable. Je commence à marcher vers mon bungalow. Je dois retrouver mes esprits, reprendre le contrôle de mes pensées. En arrivant, je pousse la porte et m’écroule sur le lit, épuisé. Je fixe le plafond, la tête bourdonnante. Petit à petit, le sommeil finit par m’emporter. Dans ce moment d’entre-deux, entre la veille et le sommeil, une ultime pensée affleure, diffuse et silencieuse. Quelque chose vient de basculer. Et je sens que ce changement ne me quittera plus.

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