Chapitre 3 du roman « La Nouvelle Humanité, le clan des Brevelles ».

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Cela fait des semaines que ma vie a pris une tangente insaisissable. Depuis ce premier contact, si irréel, si inattendu, une brèche s’est ouverte en moi. J’ignore par quel fil les événements se sont noués, mais aujourd’hui, je peux dire avec certitude que cette voix m’a entraîné au-delà l’imaginable. Plus de retour en arrière possible désormais. Je reste pourtant assis sur mon rocher, les yeux clos, immobile. Tout se joue ailleurs. Il me suffit de retrouver le souffle régulier de ma méditation et alors, au milieu du silence, leurs mots surgissent. Pas une lecture, pas une invention de mon esprit fatigué mais une résonance. Quelque chose qui me traverse et que je ressens plus que je ne comprends. Dans ces instants, je perçois des échos de chaleur, de pensées qui se posent sur moi comme une pluie fine. Mon corps reste ici mais ma conscience s’étire, frôle les contours d’un espace qui n’appartient pas à ce monde. Les voix m’ont guidé pas à pas, elles m’ont montré comment transcender les barrières de mon esprit limité par la matière. Le chemin fut pourtant plus que chaotique. Au début, la connexion se brouillait, tout devenait confus, et j’avais la sensation de me perdre entre deux rives. J’ai longtemps douté. Il m’a fallu du temps pour accepter que ce n’était ni un rêve, ni une illusion. Une part de moi restait incrédule et se demandait si je n’étais pas en train de sombrer dans une certaine folie. Mais chaque fois que les voix revenaient, elles dissipaient un peu plus mes craintes. Peu à peu, la clarté s’est imposée et m’a forcé à admettre que ce dialogue n’était pas un leurre, mais bien une ouverture vers un ailleurs.
À la fin de ma longue période de congés, quand je suis rentré et ai repris le travail, quelque chose s’était irrémédiablement brisé en moi. Ce que je considérais naguère comme normal, comme la trame même de mon existence, m’était soudain devenu insupportable. Chaque minute passée dans ce bureau, devant ces dossiers poussiéreux, à accomplir des tâches répétitives et dénuées de sens, se transformait en lente agonie. Le cliquetis obstiné des claviers, les sonneries stridentes des téléphones, le vrombissement lourd de la climatisation m’écrasaient les oreilles. Les conversations anodines échangées à la machine à café, dont je connaissais chaque variation, me paraissaient désormais fades, vidées de toute substance. Mes collègues se perdaient dans les tracas qu’ils avaient eux-mêmes enfantés, les promotions chimériques qu’ils espéraient, les rancunes larvées de leurs relations, ou encore les projets de vacances qu’ils ne réaliseraient jamais. Mon esprit, encore imprégné de la sérénité du rocher, ne parvenait plus à se suspendre à ces préoccupations superficielles. Tout avait perdu de sa saveur. Même les plaisirs simples, tels qu’une lecture ou une promenade avec mon chien, n’étaient plus que des gestes vides, spectres d’une vie dont la trame s’était dénouée.
Chaque soir, je rentrais chez moi avec cette même sensation d’étouffement. Mon appartement, autrefois refuge, m’apparaissait désormais comme une cage. Je regardais autour de moi et tout n’était plus qu’un décor figé, sans vie, sans chaleur. J’avais bien essayé de recontacter la voix, de provoquer une nouvelle transmission, sans y parvenir vraiment. Je crois que mon esprit était de nouveau trop accaparé par une routine qui ne servait qu’à colmater la vacuité de ma vie.
Et puis, un matin, j’ai pris une décision. J’étais prêt. La réponse m’est apparue, limpide. J’ai démissionné, vendu mon appartement, soldé mes arriérés et vendu ou cédé l’ensemble de mes possessions pour ne garder que le strict nécessaire : quelques vêtements, les affaires du chien, mon ordinateur portable et mon téléphone. Me délester de ces biens, de ces attaches, c’était me libérer d’un passé qui ne m’appartenait plus. J’ai effacé ma vie et suis retourné sur mon rocher, là où tout avait commencé. À partir de ce moment, chaque matin, je m’y installe face à l’océan et je médite. Je ne savais pas exactement à quoi m’attendre, mais je savais que j’étais au bon endroit. Mon corps, ma conscience, tout en moi vibre en harmonie avec ce lieu. C’est comme si le rocher m’appelait sans cesse, me demandait de revenir, de retrouver la paix entraperçue la première fois, la première bouffée d’air marin, le vent sur ma peau. Pour la première fois de ma vie, je n’ai rien à accomplir, rien à prouver. Je n’ai plus à courir après une réussite dictée par d’autres. Je vis simplement, dans l’instant, libéré des attentes et des obligations. C’était la meilleure décision de ma vie. Je me sens renaître, en connexion totale avec le monde autour de moi et, surtout, avec ce clan dont je retrouve la présence et les voix à chaque méditation, sans bouger d’ici, sans franchir encore le seuil. Ma vie d’avant me semble déjà lointaine, comme une vieille peau abandonnée et je ne regrette rien. Chaque matin, je les retrouve par leur souffle et leurs mots, de plus en plus familiers ; leurs intentions, emplies d’une bienveillance que je n’avais jamais connue, entourent mon silence.
Il y a Ankhe, celui qui m’a le plus parlé au début. Sa voix est douce, rassurante. Mais d’autres se font entendre désormais, d’autres âmes, chacune avec ses pensées et ses émotions propres. Leurs échanges ne passent pas par des mots prononcés. Ce sont des flux d’intentions pures, sans mensonge ni artifice. À chaque fois, cela me bouleverse. Nous n’avons pas été façonnés pour une telle transparence. Dans notre monde, on enterre ses pensées, ses douleurs, ses secrets au plus profond. Ici, rien de tout cela. Tout est nu, visible, et pourtant il n’y a ni crainte ni jugement. J’ai appris à m’immerger dans leur réalité, à me laisser porter par leurs échanges. Chaque rencontre apporte une découverte, leurs objectifs, leurs quêtes, mais aussi parfois leurs doutes et leurs hésitations. Cette ouverture totale n’annule pas l’incertitude. Elle la rend simplement honnête, authentique. Elle donne naissance à une sincérité que je n’aurais jamais cru possible chez des humains.
Et c’est alors que j’ai compris. Cette connexion n’est pas qu’une coïncidence. Elle s’inscrit dans un plan plus vaste, dans une convergence où nos réalités sont appelées à se croiser pour évoluer ensemble. Durant les premières semaines, j’ai surtout travaillé à discipliner mes propres pensées, à n’envoyer que l’intention pure des propos sans y mêler émotion ou rumination. J’ai peiné à distinguer deux usages de la pensée, celles que l’on verbalise mentalement, quand on ressasse une scène passée ou qu’on imagine la suite d’une action, et celles, plus profondes, qui naissent des émotions enfouies. Heureusement, ils n’entendent que les pensées conscientes. Quand je leur ai demandé pourquoi moi, ils m’ont répondu qu’une des raisons était que je méditais mieux que beaucoup et que j’avais le don de focaliser mon esprit sur des idées précises. Rester ainsi concentré à maintenir un dialogue cohérent demande un effort considérable. C’est comme chercher une fréquence sur un poste de radio dont le potentiomètre tremble sans arrêt. À force d’essais et de persévérance, j’ai fini par apprivoiser mon cerveau et maintenant j’y parviens avec une relative facilité. Parfois je me demande si le rocher joue un rôle réel ou s’il n’est qu’une composante rituelle, une superstition. À chaque tentative, je sens d’abord un picotement à la base du crâne qui se répand comme une vague chaude le long de la colonne vertébrale. C’est le signe que je suis sur la bonne fréquence et que le lien se forme. Le monde autour de moi s’efface, mes membres pèsent, un engourdissement doux m’envahit et mon esprit s’allège, prêt à glisser. Je flotte entre deux rives, hors de mes limites spatiales. Un murmure de fond envahit alors ma tête, presque imperceptible, comme si l’univers lui-même chuchotait des secrets dans une langue que je ne maîtrise pas encore. C’est ce signal que je reconnais à présent. La connexion est là. La voix se fait entendre, fidèle, avec le même timbre bienveillant.
– William ?
Et nous entamons notre dialogue. Il arrive que je n’y parvienne pas. Des éclairs de pensées parasites tentent parfois de s’immiscer, bribes de rêves nocturnes ou souvenirs enfouis. Elles dansent dans mon esprit comme des ombres fugaces, prêtes à me faire perdre l’équilibre. Alors je respire profondément, recentrant toute mon attention sur cette lumière intérieure qui guide ma conscience. Par moments, la rigidité de la posture m’arrache quelques douleurs. J’en profite pour rompre le cycle et je pars courir avec mon chien le long de la plage. Nous terminons souvent à l’autre extrémité, à plusieurs kilomètres de là, où de petits restaurants nous servent des plats locaux à prix modeste. Mon compagnon à quatre pattes est vite devenu familier du voisinage, accueilli avec gentillesse. Il reçoit parfois les restes abandonnés par les clients. Pourtant, chaque retour à la réalité demeure un choc. Le monde me semble plus terne, plus pesant. L’air paraît lourd, comme si mon corps devait se réancrer de force dans une dimension qui ne m’appartient plus. Mais c’est le prix à payer pour de telles expériences, et j’apprends à m’en accommoder.
Un matin, la nouvelle tombe. Ankhe m’annonce que je vais enfin les rencontrer. Il me le confie la veille, au terme d’une séance, comme on félicite un élève appliqué. Sur le moment, je le remercie, persuadé qu’il ne s’agit que d’une étape de plus sur mon chemin. Je suis loin d’imaginer ce qui m’attend.
Dès que la connexion s’établit, une brume cotonneuse envahit ma poitrine. Le picotement familier derrière la nuque, ce phare discret qui m’accompagnait à chaque basculement, disparaît. Je vacille. Ankhe ne me salue pas comme d’habitude en prononçant mon prénom. À la place, une autre voix s’élève, plus douce, plus féminine, que je reconnais pourtant. Elle se présente sous le nom de Liy-ohan – Liy pour les intimes – et m’invite à concentrer mon attention sur le point au centre de mon front, tout en abandonnant toute résistance. Sa voix, d’une chaleur réconfortante, m’enveloppe. Peu à peu, la brume dans ma poitrine se teinte de reflets dorés et lumineux. Elle prend forme, se déploie autour de moi comme une bulle protectrice. À mesure que ma concentration s’intensifie, la lumière croît et s’amplifie. Des volutes rosées et orangées apparaissent, virevoltant devant mes yeux tels des pétales emportés par le vent.
Soudain, tout s’accélère. La brume se transforme en flammes tournoyantes, un vortex incandescent. La lumière, déjà vive, s’intensifie jusqu’à m’aveugler. En une fraction de seconde, tout bascule dans un éclat de blanc pur. Plus de contour, plus de forme, seulement cette clarté omniprésente où je me fonds. Mon corps, ou ce qu’il en reste, ne pèse plus rien. Je suis aussi léger qu’une plume portée par une brise invisible. Puis, lentement, la lumière décroît. Des silhouettes apparaissent. D’abord floues, puis de plus en plus nettes.
Ankhe se tient devant moi, imposant et pourtant d’une sérénité déconcertante. Je ne comprends pas comment, mais je le reconnais aussitôt et un sourire m’échappe. Ses yeux, d’un vert profond, plongent dans mes pensées comme s’il voyait au-delà des apparences avec une clarté troublante. Son visage respire une paix intérieure, chaque trait façonné par le calme et la sagesse qu’il incarne. Ses cheveux, longs et châtains, ondulent doucement, soyeux comme de la soie caressée par le vent. Sa barbe, de la même couleur, descend en cascade élégante, retenue à l’extrémité par un court ruban rouge. Il porte une tunique ample couleur caramel, ceinte d’une bande de tissu en satin rouge qui contraste délicatement avec le reste de sa tenue. Son pantalon, brun et légèrement usé, évoque le confort et la simplicité d’une vie en harmonie avec son environnement. À ses pieds, des chaussures en peau, couvertes de poussière, témoignent des nombreux pas accomplis dans un monde où la terre et l’homme ne font plus qu’un. Il me rend mon sourire et me tend la main pour m’aider à me relever. Le geste est simple, presque banal, mais il me saisit d’un vertige. Quand mes doigts rencontrent les siens, je découvre qu’il n’y a plus de chair, plus de peau. Le toucher s’est effacé. À la place, une onde subtile me traverse, une chaleur douce qui pulse et se répand dans tout mon corps. Ce n’est pas un contact, c’est une résonance. Je perçois son intention plus que sa main, comme si la matière n’était qu’un voile désormais inutile. Une vibration me soulève, m’enveloppe et je comprends que je ne me lève pas seulement grâce à lui, mais avec lui. Comme si nos deux volontés s’étaient accordées, un instant, pour devenir une seule énergie.
– Bonjour William. Je suis heureux de faire ta connaissance.
Les lèvres d’Ankhe ne bouge pas. Je perçois pourtant sa pensée aussi facilement que lors de mes méditations. Je tente alors une réponse orale mais aucun son ne sort de ma bouche. Je comprends que le procédé reste le même : je suis toujours en méditation. Je me concentre alors sur l’intention de ma réponse.
– Bonjour Ankhe. Je suis tellement heureux de te découvrir… physiquement.
Un sentiment étrange d’irréalité m’envahit. Je ne parviens pas à pleinement réaliser ce qui se passe. Sa main droite se met à s’agiter doucement et ses doigts dessinent des symboles dans le vide.
– Je comprends ton désarroi. Sache que ce que tu voies n’est que l’image de ce que nous t’envoyons. Ce n’est qu’une illusion formée par le filtre de ton imagination. Comme tu l’expérimentes actuellement, tes cinq sens sont restés dans ton monde, là où réside ton corps physique. Seul ton esprit fait ce voyage quantique.
Il se recule d’un pas et fait un large geste de la main m’invitant à prendre connaissance de l’environnement. Je remarque alors le pendentif en forme de spirale qu’il porte autour du cou et qui danse au rythme de ses mouvements. Il ressemble étrangement à celui porté par le vieil homme sur la plage. J’hésite entre une coïncidence et le simple fruit de mon imagination. Instinctivement, Ankhe porte son autre main dessus et l’enferme dans sa paume. Je souris intérieurement, comprenant qu’il perçoit toutes mes pensées et me concentre uniquement sur ce qu’il me montre.
Autour de nous s’étend une vaste place baignée dans la lumière dorée d’une fin d’après-midi. L’air est sec mais curieusement vivifiant. La nature enlace tout. Des lierres et des vignes vierges aux teintes rougeoyantes s’accrochent aux façades blanches, glissant entre les ouvertures de portes ou de fenêtres dépourvues de boiseries. Les maisons sont rondes et sans angle, comme autant de yourtes enracinées dans le sol. Chaque forme s’écoule dans l’autre. Le minéral semble avoir appris le langage du végétal. Sous mes pieds, des parterres de fleurs sauvages, d’herbes vivaces et de senteurs d’aromates jaillissent entre des pavés de granit aux teintes variant du gris clair au brun chaud. À ma droite, chante une majestueuse fontaine de pierre. Ses multiples filets d’eau éclaboussent les fleurs alentour d’une pluie joyeuse. Le son s’élève et se mêle au bruissement du vent pour créer une harmonie presque musicale. L’atmosphère a quelque chose d’ancien, de tendre, presque romantique. Au centre, se dresse un arbre immense et souverain dont je ne reconnais pas l’essence. Son tronc rugueux porte les marques des intempéries et ses feuilles épaisses, d’un vert profond, frémissent de lueurs sombres. De petites grappes de fruits jaunes pendent à ses branches comme des offrandes discrètes. L’ombre qu’il projette est précieuse, elle agit comme un aimant, un point de rassemblement naturel. À ses pieds, des bancs simples, polis par le temps, offrent un refuge à ceux qui cherchent un peu de fraîcheur et de repos. Quelques personnes d’un certain âge y sont assises et me dévisagent avec un sourire tranquille, presque complice. Elles aussi me perçoivent. Elles savent déjà. Elles savent qui je suis avant même que je parle. Ankhe, qui m’accompagne en silence, surprend mon regard émerveillé et se tourne vers moi.
— Comme tu le vois, William, le climat a beaucoup changé et nous avons dû nous adapter. L’eau est notre bien le plus précieux. Chaque goutte est utilisée avec soin.
Je hoche la tête, encore troublé par ce que je découvre. Mon regard se pose sur la paroi d’une maison. La surface n’est pas lisse comme je l’aurais imaginé. Elle semble… souple. Pas molle au point de se déformer, mais comme si la pierre avait gardé une mémoire élastique, une force contenue.
— Tes murs, dis-je, c’est quoi comme matière ?
Un sourire traverse le visage d’Ankhe, teinté d’une fierté tranquille.
— De terre et de sable compactés, répond-il, mais nous y mêlons aussi des fibres naturelles extraites de certaines algues que nous cultivons ici. Cela donne un matériau qui absorbe et restitue l’énergie, comme une peau. Il est à la fois souple et porteur, résistant aux secousses comme aux chaleurs extrêmes.
Je m’approche, observant de plus près. La matière capte la lumière du soleil et la diffuse en reflets mats. On dirait une sorte de respiration douce.
— Et les toits ? demandai-je.
Je remarque leur inclinaison subtile, à peine perceptible.
— Ils recueillent la condensation de la nuit, explique Ankhe. Toute l’humidité, aussi infime soit-elle, est guidée vers des réservoirs enfouis sous nos pieds. Cette eau précieuse alimente nos potagers.
Je suis surpris.
— Ah bon ? L’eau de pluie n’est pas potable ici ?
— Si, elle peut l’être. Mais à condition de la recueillir directement. Là, je te parle de condensation. Celle qui se forme quand l’humidité entre en contact avec une paroi quelconque. Elle entraine avec elle tout un tas de microbes. Pour la boire, il faudrait d’abord la purifier.
Il m’invite d’un geste à porter mon regard au-delà des bâtiments où des parcelles s’étendent, plantées de légumes robustes aux larges feuilles. Des courges, des aubergines, des plantes adaptées à la sécheresse. De fins tuyaux serpentent entre elles, déposant au pied de chaque tige une goutte d’eau parfaitement mesurée.
— Rien n’est perdu, poursuit-il. Chaque plante reçoit exactement ce qu’il lui faut, pas davantage. C’est cette rigueur qui nous a permis de durer.
L’organisation de la vie quotidienne ici me fascine. Rien n’évoque le luxe ostentatoire. Chaque détail semble pensé pour être utile tout en respectant le rythme de l’environnement. Sur la place, les habitants s’affairent. Ce qui me frappe d’abord, c’est leur ressemblance. Les visages, les cheveux, les vêtements se confondent presque. Tous portent la même tunique ample et confortable, d’un tissu identique, seul le tombé diffère légèrement d’une coupe à l’autre. Les ceintures et les rubans introduisent une nuance, comme des signes discrets de personnalité ou de rôle. Derrière l’arbre central, des échoppes occupent une large portion de la place. Elles n’ont ni enseignes ni devantures. Les denrées sont simplement posées sur des planches soutenues par des tréteaux. J’observe une femme qui s’avance vers un étal. Elle désigne son choix d’un geste. Le commerçant saisit une botte d’oignons jeunes, la pèse sur une balance en métal, puis en ajoute deux pour ajuster la quantité. Il lui tend le tout avec un sourire tranquille. Elle range les oignons debout dans un sac en toile, salue, puis s’éloigne vers l’étal voisin. Je me surprends à penser qu’elle n’a pas payé. À mes côtés, Ankhe s’est rapproché, les mains derrière le dos, le regard posé sur les boutiques.
– Nous avons aboli l’argent depuis longtemps, m’annonce-t-il simplement.
Je me tourne vers lui.
– Ah bon ? Tout est gratuit ?
– Non. La gratuité s’applique à ce qui est insignifiant, sans valeur. Or, rien ici n’est insignifiant. Tout a une valeur.
Ses doigts esquissent à nouveau de rapides mouvements le long de son corps.
– Alors comment faites-vous ?
– Tout repose sur la confiance entre les membres du clan. Et, plus largement, entre presque tous les humains aujourd’hui. Notre système sociétal n’a plus rien à voir avec le vôtre.
Je fronce les sourcils. Tout semble pourtant si ordinaire. Une place, un marché, des habitants qui sourient. Où est cette société si différente qu’Ankhe m’a promise ? Pourquoi ai-je l’impression d’assister à une scène d’un autre siècle et rien de plus ?
– Je ne comprends pas… À mes yeux vous avez même régressé.
Il sourit du coin des lèvres.
– Tu t’attendais à quoi ?
Mes yeux parcourent la place. Les visages paisibles m’apaisent, mais une part de moi demeure tendue. Quelque chose m’échappe, immense, presque palpable.
– Je ne sais pas… À un bouleversement plus radical en tout cas. Tu m’as dit que deux ou trois générations séparent nos deux époques. Pourtant, je ne vois aucune avancée technologique. Je devine vos progrès dans la gestion du quotidien, dans vos matériaux, vos cultures, la maîtrise de l’eau. Mais à part cela… cela ressemble à un village provençal de mon enfance.
Ankhe me fixe quelques instants avant de se diriger tranquillement vers les étals, m’invitant à le suivre. J’obéis, intrigué par son silence soudain.
— Tu vois le commerçant qui a servi les légumes ? finit-il par dire.
Je hoche la tête.
— Ce n’est pas un être humain.
Je m’arrête net, comme heurté par un mur invisible.
— Comment ça ?
Il esquisse un signe discret vers l’homme.
— C’est un androïde, précise-t-il avec calme.
Le mot résonne en moi, sec, incongru. Ma bouche s’entrouvre sans que je sache quoi répondre. L’idée se heurte à ma compréhension, refuse de s’y loger. Un androïde ? Je fixe le commerçant. Il range, pèse, sourit. Rien d’artificiel, rien qui cloche. Plus je le regarde, plus mon esprit s’embrouille. La scène, si ordinaire, devient soudain étrangère.
— Et la femme qui a pris les oignons tout à l’heure, continue Ankhe, elle aussi est un androïde.
Je sens mes jambes s’alourdir. Mon attention vacille. Comment ai-je pu ne rien remarquer ? Je scrute la femme. Elle marche avec aisance, ses gestes sont souples, parfaitement humains. Et tout à coup, je perçois la différence. Ses mouvements sont trop lisses, trop synchronisé. Sa fluidité est trop constante. Tout devient suspect. Mon estomac se serre. Si je ne peux plus distinguer l’humain de la machine, alors qu’est-ce qui reste de vrai ? Ankhe se tourne vers moi, son visage adouci par une expression compatissante.
— Il reste l’essentiel, dit-il doucement. Il reste l’humain, la nature, le vivant.
Mon regard parcourt à nouveau la place et accroche des détails que je n’avais pas encore perçus. Un petit groupe d’enfants joue avec une balle qu’ils tentent de se disputer du pied. Leurs rires éclatent dans l’air, légers, cristallins. Pourtant, quelque chose me trouble. La balle ne réagit pas selon les règles de la physique. Elle échappe aux pieds, se dérobe un instant, revient plus vite qu’attendu. Ses trajectoires paraissent guidées par une logique propre, comme si elle cherchait à devancer les enfants pour rendre leur jeu plus vif. Je les observe un moment quand un mouvement dans mon champ de vision me distrait. Un jeune homme marche tranquillement dans ma direction, un sourire large et chaleureux sur le visage. Mais, en passant près de moi, son regard glisse. Il ne me voit pas.
— Lui aussi… c’est un androïde ?
— Oui, acquiesce Ankhe qui suit le fil de mes pensées. Il aide les personnes dont la mobilité est réduite. C’est une machine, rappelle-toi, tu n’es pas physiquement présent.
J’observe l’androïde s’éloigner, me demandant si je pourrai un jour interagir avec l’une de ces créatures.
— Les androïdes ne perçoivent pas l’énergie du vivant, reprend Ankhe. C’est la limite que nous avons fixée très tôt, juste après ce que nous appelons le Changement de Conscience Mondial.
– Le… quoi ?
– Un événement planétaire majeur. Il y a de nombreuses années. L’humanité a dû repartir presque de zéro.
– Quel évènement ?
Un silence. Son regard se détourne. Je sens que je viens d’approcher d’un seuil interdit.
– Je n’ai pas le droit de t’en parler. Cet événement n’a pas encore eu lieu dans ton monde.
Encore une information qui me glace le sang mais ma curiosité est éveillée.
– Mais quel genre d’événement peut forcer l’humanité à tout abandonner ?
Il réfléchit quelques secondes avant de répondre.
– Suffisamment puissant pour balayer l’argent, la possession, les nations. Tout ce qui définissait vos structures.
J’ai du mal à comprendre mais je m’hasarde sur une piste.
– Mais genre quoi ? Chez vous, le capitalisme est mort ?
– Pas seulement lui. Aucun système n’était mauvais en soi. C’est ce que l’humain en a fait qui l’a rendu nocif.
Il s’interrompt, me laissant le temps d’encaisser. Je finis par rétorquer, sans trop y croire :
– Mais ce n’est pas le cas partout, il y a plein de pays dont les habitants vivent correctement avec de bonnes capacités pour se développer. Enfin… dans mon époque en tout cas.
Ankhe s’arrête un instant, les yeux perdus dans le lointain, avant de reprendre, plus doucement :
– La vérité est bien plus grave et compliquée. Tu la connaitras dans quelques années. L’humanité s’est réveillée presque d’un seul coup, à la suite de cet événement majeur. Comprends que je ne puisse t’en dévoiler davantage actuellement. Ce que je suis autorisé à te dire c’est que nous avons été contraints de redéfinir nos façons de fonctionner. Notre choix a été de bannir les principes basés sur la finance et la possession.
Il marque un temps d’arrêt pour réfléchir.
– D’autres clans ont tout de même souhaité persévérer, poursuit-il, en inventant de nouveaux systèmes monétaires. Ça a été leur choix, même si leur rayon d’action reste limité puisque leur monnaie n’est reconnue que par eux-mêmes.
– Et qu’ont fait les autres pays ?
Ankhe se fige, les yeux braqués sur moi et les sourcils froncés. Je sens qu’il hésite.
– Il n’y a désormais plus de pays, finit-il par avouer au bout d’un moment. Plus de structures gouvernementales telles que tu les connais. Nous nous sommes réorganisés par clans, c’était le seul moyen d’atteindre le niveau de transparence nécessaire pour redémarrer.
Il marque une courte pause. Ses doigts esquissent de nouveau ces mouvements rapides et silencieux, une gestuelle dont je n’arrive pas à saisir le sens.
– Chaque clan, ou chaque communauté si tu préfères, est régi selon un mode de gouvernance choisi et pleinement accepté par tous les membres. On fonctionne en cercles de décision. Au-dessus, il y a d’autres cercles de gouvernance qui regroupent des clans ayant par exemple les mêmes besoins, la même situation géographique ou les mêmes aspirations philosophiques. C’est selon.
– Mais cela ne provoque pas de friction à un moment avec tous ces clans différents ?
– Non, pas du tout. Tu sais, ce sont souvent les mêmes groupes de personnes qui œuvrent dans tous ces cercles. Ils y apportent leur expertise et leur sagesse. Et personne ne s’est portée candidat, tous ont été désignés.
Je fronce les sourcils à mon tour.
– Si effectivement ça fonctionne comme tu le dis, ça doit être fabuleux… Mais plus de pays, là je suis sidéré… J’ai trop de questions qui me viennent, murmuré-je pour moi-même.
– J’imagine bien, répond-il compatissant. Pour le moment, le plus important est que tu as réussi à transmuter ton esprit dans notre monde et je pense que ce sera assez pour aujourd’hui. Tu vas devoir retourner dans ton corps.
Un nœud se crée subrepticement dans mon estomac à l’idée de revenir dans mon monde. Retrouver ma vie terne me donne la nausée. Ankhe me rassure.
– Repose-toi le temps qu’il te faut. Cette expérience est une épreuve pour ton corps physique et ton esprit. Ce sera le cas à chaque fois, même si tu finiras par t’y habituer.
– Je n’ai pas envie de repartir ! m’écrié-je. J’ai trop de questions pour aller me reposer comme si rien ne s’était passé !
Mon ami se tourne vers moi et, avec un air compréhensif, effectue des gestes compliqués avec les doigts. La place du village s’efface. Je bascule dans l’éclat familier du blanc pur. Mon corps me rattrape aussitôt, brutal, pesant. Chaque muscle se crispe, mes os semblent se remplir de plomb. Des décharges fulgurent le long de ma colonne, me vrillant de l’intérieur. Je suffoque, incapable de résister à cette gravité retrouvée. La voix d’Ankhe résonne une dernière fois, lointaine.
– Pense à ton chien…
Je reprends peu à peu mes esprits et ouvre les yeux. Pense à ton chien ? Mais comment connaît-il Lucky ? Le soleil a déjà disparu derrière l’horizon et le ciel s’est paré des couleurs du crépuscule. J’ai du mal à me mouvoir, ankylosé après ses longues heures dans la même position du lotus. Je ne sais pas combien de temps je suis resté ici, immobile. J’aperçois mon chien qui fonce vers moi. Il me saute dessus, débordant de joie. Je le caresse, sa langue cherche ma main, son souffle chaud me ramène ici. C’est lui, mon ancre. Le monde reprend ses nuances. Je laisse échapper un soupir, un mélange de fatigue et d’apaisement, tandis qu’il tourne joyeusement autour de moi. Je me redresse lentement, m’étire et nous reprenons le chemin du bungalow. Lucky bondit à mes côtés. Des larmes montent, sans que je les retienne. Chaque pas me rappelle que quelque chose vient de basculer.