Le soleil apparut comme chaque jour au-dessus des montagnes, enveloppé dans les voiles roses du ciel, et j’attendis qu’il étire ses rayons vers moi de sa main silencieuse. J’étais installé sur mon rocher habituel, un bloc de granit poli par le vent et les siècles. Chaque matin, avant le réveil de ma mère, je venais ici écouter les nouvelles de la journée. Le vent racontait sans cesse des histoires, la rivière murmurait des secrets anciens, les arbres échangeaient des rumeurs avec les montagnes. Les pierres, elles, parlaient peu, mais chaque mot comptait. Je les aimais particulièrement. Peut-être parce qu’elles ne jugeaient pas. Peut-être parce que leur silence ressemblait au mien.

Je ne suis pas né sans voix mais comme tout le monde depuis plusieurs générations, nous avons interdiction de parler. Pourtant, chaque matin, j’embrassais l’idée d’émettre un son. Un mot, rien qu’un mot pour voir ce que ça fait. Mais du haut de mes treize ans, je n’y parvenais pas. Car si je devais en choisir un, il fallait qu’il soit puissant, empli de sens, unique ! Nos ancêtres avaient décidé d’abandonner la parole pour écouter enfin ce que le monde et la nature avaient à dire. Au début, c’était un choix, paraît-il. Maintenant, c’était devenu une réalité imposée.
Pourtant, ce jour-là, rien ne semblait habituel. Je sentais au fond de moi qu’il allait arriver quelque chose. Je descendis de mon rocher pour rejoindre le ruisseau en contrebas. Mes pieds nus connaissaient par cœur les chemins tracés sur la terre humide. J’entendais les brins d’herbe chuchoter sous mes pas et les insectes s’écarter avec des cris aigus à peine audibles. Je m’agenouillai près du ruisseau, quand un son inhabituel capta mon attention. À quelques pas, une pierre grise tremblait légèrement. Je tendis l’oreille. Elle pleurait. Jamais encore je n’avais entendu une pierre pleurer. Leur voix était habituellement grave et rassurante, portant la sagesse du temps passé immobile. Mais là, cette pierre frémissait, prise de soubresauts. Je m’approchai doucement, le cœur battant. Je posai délicatement ma main sur elle. Elle frémit plus fort encore. Je savais que je devais rester silencieux. Parler était sacrilège. La parole appartenait à la nature, pas à l’humain. Je scrutais les alentours, il n’y avait encore personne à cette heure. Je portai mon attention à nouveau sur la petite pierre qui frissonnait toujours au creux de ma main. Elle n’était pas bien belle et ressemblait à beaucoup d’autres. Pourtant elle pleurait. D’un coup, sans m’en rendre compte, une question brûlante et irrésistible monta dans ma gorge.
— Pourquoi pleures-tu ? murmurai-je à voix basse.
Et le monde s’arrêta net.
Le vent interrompit aussitôt ses récits. Les arbres se figèrent dans une immobilité angoissante et la rivière suspendit ses murmures apaisants. Même le soleil semblait hésiter à poursuivre sa course. Sous mes doigts, la pierre devint subitement glaciale. Puis elle se tut complètement, laissant place à un silence surnaturel, presque étouffant. Je venais de commettre l’impensable. J’avais rompu la loi millénaire. Une panique viscérale me submergea aussitôt. Je bondis en arrière, puis m’élançai vers le village en courant à perdre haleine. Mes pieds volaient littéralement au-dessus des sentiers familiers, mais partout, je distinguais déjà les silhouettes muettes des villageois, sortant précipitamment de leurs habitations, leurs visages blêmes tournés vers moi. J’atteignis la petite maison où je vivais avec ma mère. Elle m’attendait, immobile sur le seuil, les yeux grands ouverts, emplis d’une inquiétude profonde. Elle aussi avait senti le monde basculer. Elle me fit signe d’entrer rapidement et referma la porte derrière moi. Nous étions seuls, mais elle prit soin de le vérifier plusieurs fois avant de tracer dans l’air les signes que nous utilisions pour communiquer.
— « Qu’as-tu fait ? »
Elle avait immédiatement compris que quelque chose de grave m’était arrivé. Je lui racontai tout, à grands gestes pressés. Son visage se décomposa davantage jusqu’à perdre toute couleur. Elle attrapa frénétiquement un sac en tissu qu’elle remplit maladroitement de pain, de fruits séchés, de tout ce qui lui passait sous la main. Ses gestes étaient saccadés, chaotiques. Son visage pâle, encadré par des mèches grises échappées d’un chignon toujours trop serré, exprimait une inquiétude que je n’avais jamais vue auparavant. Soudain, elle se figea, les yeux écarquillés et un étrange son rauque, presque un gémissement de désespoir, s’échappa involontairement de ses lèvres closes. Elle se mit alors à fouiller frénétiquement dans les tiroirs, renversant maladroitement leur contenu sur le sol. Ses mouvements étaient désespérés, ses mains tremblaient de façon incontrôlable. Elle s’arrêta net, portant une main à sa bouche pour emprisonner toute autre son qui pourrait en surgir. Ses yeux humides croisèrent les miens, implorants et confus. Puis, lentement, comme une évidence, elle ouvrit un petit tiroir caché derrière une cloison branlante du meuble et en tira un vieux carnet jaune délavé aux pages cornées.
— « Tu dois partir, » me signa-t-elle enfin. « Ils viendront te chercher. »
Elle serra mes mains dans les siennes avec force, des larmes roulaient sur ses joues. Je ne comprenais pas. Puis elle me donna le sac rempli de vivres et y déposa soigneusement le petit carnet.
— « Ce carnet appartenait à ton arrière-arrière-grand-père. Il t’aidera à n’en pas douter. »
Je signai mon refus de partir et de l’abandonner. Mais elle insista d’un geste ferme, me rappelant qu’il n’y avait aucune alternative si je ne voulais pas qu’Ils m’emportent avec eux. Elle me poussa alors doucement mais fermement sur le perron et d’un geste impératif, m’ordonna de fuir. Tête basse, vaincu, je m’élançai hors du village sans oser regarder en arrière. Je percevais quelque chose de totalement nouveau : le silence profond, absolu, d’un monde soudainement muet, qui me submergea d’une angoisse irrépressible. Je me mis à courir droit devant, sans destination précise, avec pour seule obsession, celle d’échapper à ce vide terrifiant.
À bout de forces, les poumons en feu, j’aperçus enfin une petite cavité nichée sous un escarpement rocheux. Je gravis la pente pour y accéder tandis que les ronces environnantes me déchiraient les mollets.
Blotti au fond de la grotte, je ne parvenais pas à me calmer. Le silence était terrifiant. J’ouvris le petit sac et déposa son contenu devant moi, pour me rassurer. Je coupai maladroitement la miche de pain en parts plus ou moins égales et fourrai une portion de fruits secs dans chaque morceau. Il y avait aussi de la viande séchée que je décidai de manger immédiatement tant mon estomac le réclamait. Puis, quelque peu rassasié, j’ouvris le carnet et commença à découvrir son contenu.
Le texte racontait un passé pas si lointain où les humains savaient parler, mais où ils avaient tant crié, tant hurlé, qu’ils avaient perdu toute capacité à entendre la voix subtile du monde autour d’eux. Pour préserver la planète de leur propre vacarme, ils avaient dû abandonner la parole. Cette époque avait pris fin avec la Grande Discorde, après laquelle nos ancêtres avaient volontairement embrassé le silence. Peu à peu, les villes autrefois bruyantes et agitées avaient disparu, laissant la place à de petits villages paisibles où seule la nature pouvait encore s’exprimer. En lisant ces lignes, je compris avec effroi que mon simple murmure avait brisé l’équilibre fragile instauré par ceux qui nous avaient précédés. Le chapitre suivant décrivait minutieusement les conséquences encourues par quiconque enfreignait cette loi absolue du silence humain. Ceux chargés de traquer les fautifs étaient connus de tous, bien que personne n’ose prononcer leur nom directement. On les appelait simplement les Guetteurs, des êtres silencieux comme la mort, implacables et invisibles jusqu’à l’instant précis où ils capturaient le coupable. Vêtus de longues robes lourdes et noires, ils portaient toujours d’épais bandeaux sur les oreilles, comme pour se protéger du silence sacré dont ils étaient les gardiens. Leur visage était caché par des masques sans expression, ne laissant voir que leurs yeux glacés, pénétrants, capables de sonder l’âme d’un simple regard. Ils vivaient dans une tour de pierre toujours située au sommet de la plus haute colline ou montagne du canton, isolée du reste du monde, surveillant tout depuis ce promontoire d’où ils semblaient tout percevoir, tout deviner. Leur justice était expéditive, sans procès, sans possibilité de rédemption. Ceux qu’ils emmenaient ne revenaient jamais. On murmurait qu’ils étaient enfermés dans une crypte profonde sous la tour, au sein même de la montagne, forcés à vivre dans un silence éternel, incapables d’entendre même leurs propres cris de détresse. L’arrivée des Guetteurs était toujours précédée d’un silence encore plus intense, presque surnaturel. Soit on se rend, soit on fuit. Pas d’autre alternative. Et si on fuit, ce n’est que pour repousser l’inévitable de quelques heures tout au plus.
Il n’y avait rien d’autre d’important dans le carnet. Le reste des pages énuméraient des cas de paroles survenues durant des décennies. Chaque histoire racontait à peu près la même chose et se terminait toujours de la même manière. Les Guetteurs attrapaient et emmenaient les fautifs. Seuls leurs noms variaient.
La nuit tomba rapidement, me laissant au dépourvu. Je n’avais jamais connu pareille obscurité. Autrefois, même les nuits les plus sombres n’étaient entièrement silencieuses. Il y avait toujours une brise pour siffler doucement entre les branches et former une douce mélodie rassurante. Mais désormais, le monde était plongé dans un mutisme absolu depuis que ma voix en avait brisé l’équilibre. Je me recroquevillai contre la paroi froide et humide de la grotte, les yeux grands ouverts. Mon corps tout entier tremblait légèrement, dans l’attente douloureuse d’un son, d’une vibration, n’importe quoi qui pourrait m’avertir d’un danger approchant. J’avais l’impression d’être sourd, coupé d’une part essentielle de moi-même, d’un sens vital pour ma survie. Je serrai contre moi le carnet, m’agrippant à ce dernier lien tangible avec ma vie passée et, épuisé, je finis par m’endormir.
Le lendemain, je décidai de poursuivre mon chemin. Il me fallait absolument trouver un moyen de briser le silence oppressant qui me suivait partout désormais. Tandis que je rangeais mes maigres provisions dans mon sac, un léger « toc » résonna soudain du fond de celui-ci. Un bruit ! Un véritable son ! Sans réfléchir, je retournai vivement le sac, répandant son contenu sur le sol. Alors, la petite pierre grise, celle par qui tout était arrivé, roula devant moi. Je l’avais emportée sans même m’en apercevoir. Je restai figé, incapable du moindre geste. La pierre ne pleurait plus. Elle était immobile, attentive, elle aussi plongée dans l’écoute du silence.
— Tu peux encore réparer.
Instinctivement, je reculai tandis que mon cœur ratait un battement. Je fixai la petite pierre avec incrédulité, ma respiration suspendue dans un souffle coupé par la stupéfaction. La pierre parlait à nouveau et elle s’adressait à moi.
— Comment ? murmurai-je, cette fois sans crainte.
— Tu dois réapprendre aux tiens à écouter, sans être réduits au silence. Montre-leur que parler n’est pas crier, que communiquer n’est pas dominer. Seulement alors, le monde parlera à nouveau.
J’étais terrifié, mais cette peur était mêlée d’une compréhension profonde qui s’éveillait en moi. Ce moment précis semblait être celui que j’avais attendu toute ma courte vie sans le savoir, une évidence gravée en moi depuis toujours. En observant la petite pierre à mes pieds, je réalisai soudain que la véritable harmonie ne pouvait exister ni dans le silence imposé par la peur, ni dans le vacarme incontrôlé d’une parole sans retenue. Elle se trouvait dans un fragile équilibre entre les deux, une danse délicate où parler signifiait écouter autant que s’exprimer. Cette pensée illumina mon esprit comme un éclair silencieux. Je pris pleinement conscience du poids de la mission qui m’incombait désormais : retourner parmi les miens, braver leur méfiance et affronter les redoutables Guetteurs pour partager avec tous ce que je venais d’apprendre. Le silence absolu n’était pas un cadeau, mais une prison, tout comme l’avait été le bruit insensé de nos ancêtres.
En faisant demi-tour, chaque pas semblait plus léger, empreint d’une détermination nouvelle. Je ne sentais plus le froid, la fatigue ou la faim. Je ne ressentais plus la peur paralysante du jugement des autres ou la terreur viscérale des conséquences possibles. À présent, j’étais une voix prête à parler au nom de tous ceux qui étaient restés muets trop longtemps. Ma parole serait un éveil, une brèche nécessaire dans un monde endormi depuis trop longtemps. Chemin faisant, je rêvais d’un autre monde où, pour la première fois, nous pourrions véritablement vivre ensemble.