Il faut du courage, aujourd’hui, pour rêver. Pas pour s’endormir, fuir ou nier le réel, non. Mais pour s’autoriser à imaginer ce qui n’existe pas encore. Dans un monde saturé de données, d’urgences et de dogmes, le rêve fait figure d’anomalie. D’excès. D’archaïsme, peut-être. On le relègue aux enfants, aux artistes, aux utopistes désœuvrés. Et pourtant, il se pourrait bien qu’il soit devenu notre dernier espace de liberté véritable.
Rêver, c’est refuser l’évidence. C’est déplier une autre carte du monde, là où l’on nous impose toujours la même route. Ce n’est pas fuir le réel : c’est en modifier les contours. L’interroger. Le perturber. Le faire vibrer autrement.
Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.
Fredric Jameson
Cette phrase n’a jamais été aussi vraie. Elle dit tout du rétrécissement de nos imaginaires. Chaque jour, nous vivons dans des récits que nous n’avons pas choisis : la croissance infinie, la réussite individuelle, l’innovation comme horizon de salut. Ces récits fonctionnent comme des murs invisibles. Ils bornent ce que nous croyons possible. Or, rêver, c’est oser traverser ces murs. Pas avec violence, mais avec persistance. Avec cette forme douce de désobéissance qui commence par une question simple : et si ?
La politique commence quand l’impossible devient pensable.
Jacques Rancière
Rêver, c’est rendre pensable ce qu’on croyait impensable. C’est refuser de croire que ce monde-ci est la seule version envisageable. Et ce simple geste, en apparence dérisoire, est profondément subversif. On croit souvent que le rêve est un luxe, un privilège pour ceux qui ont le temps. Mais c’est l’inverse. Le rêve naît là où le réel devient invivable. Il est une nécessité vitale, une soupape, un outil de survie — et parfois même de révolution silencieuse. Car un rêve, lorsqu’il est partagé, peut fissurer les certitudes. Il agit lentement, comme une graine dans l’asphalte. Il se transmet, se contamine, et finit, tôt ou tard, par pousser.
Tout ce qui est réel a d’abord été rêvé.
Carl Jung
Un homme qui rêve à voix haute d’un monde sans argent, sans peur et sans possession n’est pas simplement un rêveur. Il est une brèche. Il crée un espace. Et cet espace, même infime, permet à d’autres d’imaginer à leur tour. Rêver, ce n’est pas s’opposer frontalement au monde tel qu’il est. C’est le contourner, le traverser, le dépasser. C’est reprendre le pouvoir là où il semblait perdu : dans nos pensées, nos visions, nos récits. Et si le rêve est politique, ce n’est pas au sens institutionnel du terme.
C’est parce qu’il touche à ce que nous sommes ensemble, à ce que nous décidons de construire comme société. Il nous rappelle que le monde est une œuvre collective, et que chaque pensée nouvelle, chaque vision poétique, chaque désir sincère, y dépose sa pierre.
Alors non, rêver n’est pas naïf.
C’est peut-être, dans ce monde qui accélère sans fin, l’acte le plus radical qui soit.