J’ai grandi, comme beaucoup, avec l’idée que l’argent était un outil neutre. Un simple moyen d’échange. Ni bon ni mauvais. Juste pratique. On m’a appris à l’utiliser, à le mériter, à le gagner, à le dépenser. L’argent était partout, mais toujours masqué sous des habits de raison : « il en faut bien », « c’est comme ça », « il faut gagner sa vie ». Pendant longtemps, j’ai accepté cela. Sans révolte. Sans même y penser.
Et puis, à force de travailler, de créer, de donner, de recevoir, de me débattre et d’attendre, quelque chose s’est fissuré. Pas une rupture spectaculaire. Plutôt une érosion lente, une désaffection intime. Une fatigue de me plier à une logique qui, peu à peu, perdait son sens. Je n’ai pas décidé de tout rejeter. J’ai juste cessé d’y croire. Je ne crois plus à l’argent.
Ce n’est pas un rejet romantique ou une posture radicale. C’est un constat. Une façon de nommer ce qui me semble de plus en plus évident : l’argent n’est pas neutre. On prétend souvent qu’il n’est qu’un outil, un langage, un facilitateur d’échanges. Mais c’est faux. L’argent est une structure. Une architecture invisible, mais omniprésente. Il ne facilite pas les relations : il les détermine. Il ne traduit pas la valeur : il la produit, la classe, la contraint. Il impose sa logique, sa métrique, son rythme. Il érige la rareté en norme, la dette en moteur, la compétition en horizon.
Sous couvert de neutralité, l’argent colonise les rapports humains. Il infiltre le soin, l’amitié, la création, le temps lui-même. Ce que je donne par envie, il transforme en service. Ce que je reçois avec gratitude, il transforme en dette. Il empêche la gratuité pleine. Il rend suspect ce qui est offert. Il transforme les relations en contrats, les gestes en prestations, les liens en transactions.
Et pourtant, je vis encore avec. Je paie un loyer. J’achète ce dont j’ai besoin. J’ai un compte en banque. Je facture. Je déclare. Je consomme. Je ne suis pas sorti du monde marchand. Mais je ne crois plus à ce qu’il raconte. Je ne crois plus qu’il soit naturel de mériter sa vie, de justifier son existence par sa productivité. Je ne crois plus que l’on doive acheter son droit au repos, au soin, à l’accueil, à la dignité.
Je ne suis pas sorti du système, mais je décroche. Mentalement, symboliquement, consciemment. Je cherche d’autres chemins. Je soutiens des projets qui fonctionnent sur la confiance, le partage, le don libre. J’essaye de créer des liens hors de la logique de l’échange équivalent. Parfois c’est maladroit. Parfois c’est fragile. Mais c’est vivant.
Je ne sais pas exactement par quoi remplacer l’argent. Mais je sais que penser cette question, c’est déjà commencer à le desserrer. C’est refuser qu’il soit l’horizon indépassable de toute organisation humaine. Dans certaines cultures, dans certains collectifs, dans certaines marges, il existe encore d’autres formes de valeur : la reconnaissance, l’attention, le soin, la confiance, le temps donné sans attente. Ce ne sont pas des utopies : ce sont des pratiques minoritaires, mais réelles.
Je crois à la possibilité d’une société fondée sur l’abondance partagée plutôt que sur la peur du manque. Je crois à des formes d’organisation qui optimisent non pas le profit, mais l’utilité humaine, le bien-être collectif, l’harmonie avec le vivant. Je crois à l’intelligence collective comme force de répartition, d’observation, d’équilibre.
Ne plus croire à l’argent, ce n’est pas le fuir. Ce n’est pas le diaboliser. C’est le ramener à ce qu’il est : une convention. Une croyance partagée. Et comme toute croyance, elle peut être quittée. Doucement. Concrètement. Ensemble.
La vraie richesse, c’est ce dont on peut donner sans s’appauvrir.
Ivan Illich
Mais que faire, alors, sans argent ?
Cette question revient souvent, et elle est légitime. Pourtant, elle porte déjà en elle le piège : elle suppose qu’un monde sans argent devrait reposer sur un système de remplacement aussi structurant, aussi central. Comme si toute société devait être fondée sur une unité d’échange unique, qu’elle soit monétaire, numérique ou symbolique.
Et si l’enjeu n’était pas de remplacer l’argent, mais de changer la nature même des liens ? De fonder les échanges sur d’autres moteurs : la confiance, le soin mutuel, l’élan partagé, la responsabilité collective ? De reconnaître les besoins comme des droits, et non comme des marchandises ? Cela suppose un renversement. Une réorganisation complète de nos priorités. Cela suppose que l’habitat, l’alimentation, l’éducation, la santé — tout ce qui est vital — soient sortis du marché et intégrés à des logiques de don, de gestion partagée, d’abondance cultivée. Ce n’est pas simple. Ce n’est pas immédiat. Mais ce n’est pas irréaliste non plus.
Des communautés le font. Des collectifs l’expérimentent. Des technologies existent pour en garantir l’équilibre. Il ne manque pas de solutions. Il manque la croyance partagée que c’est possible. Et cette croyance, elle commence peut-être ici. Par un simple pas de côté. Par une phrase : Je ne crois plus à l’argent.
Et le monde, déjà, n’est plus tout à fait le même.