Il vivait seul au quatorzième étage d’une tour de verre terni. La ville l’entourait comme une mer d’acier, lisse et sans vague. Personne ne connaissait son nom, pas même la factrice qui glissait ses enveloppes sans timbre dans une fente anonyme. Son appartement était parfaitement conforme : deux pièces, pas de photos, un réfrigérateur vide et une fenêtre verrouillée. Il passait ses journées à faire semblant d’être utile. Il cliquait, il supprimait, il recommençait. Son seul lien au monde était un badge magnétique qu’il scannait chaque matin pour entrer dans un bâtiment sans âme.
La solitude n’était pas un choix, ni une douleur : elle était son état par défaut. Le bruit ambiant était celui d’une humanité mise en sourdine. Les voisins se croisaient sans se voir, les regards glissaient sur les visages comme l’eau sur le verre. Il aimait la pluie uniquement parce qu’elle était cohérente. Rien dépassait. Rien ne remuait.
Jusqu’à cette nuit-là.
Il n’avait aucun souvenir du moment où les mots avaient commencé à couler. Le matin venu, il était juste certain d’avoir dormi. Un sommeil épais, sans rêve visible, sans sursaut. Mais une fatigue douce lui pesait sur les épaules comme s’il avait parlé toute la nuit.
Ce ne fut que trois jours plus tard qu’une voisine sonna à sa porte. Elle ne dit rien, lui non plus. Elle lui tendit un petit carnet. Sur la première page, une phrase : « Il y a des maisons sans serrure, des repas laissés devant les portes pour quiconque a faim. » Il cligna des yeux. Ça ne lui disait rien. Mais elle le regardait avec une lueur qu’il n’avait jamais vue. Elle ajouta simplement :
— Vous rêvez à voix haute.
Image générée par Midjourney.
La nuit suivante, il posa un dictaphone sur sa table de chevet. Ce qu’il entendit le stupéfia : « …des enfants sans emploi du temps, des assemblées sans leader, des danses pour décider de l’hiver. » C’était sa propre voix, mais métamorphosée. Grave, calme, lente. Comme celle d’un conteur millénaire. Il se leva en silence et pour la première fois depuis des années, il s’écouta.
Le bruit se répandit comme une brise tiède. Quelques voisins commencèrent à laisser leurs fenêtres entrouvertes. Des adolescents transcrivaient les mots, puis les gravaient à la craie sur les murs du parking souterrain. On y lisait : « La justice n’est plus un marteau mais un jardin. On y sème les erreurs pour qu’elles repoussent en offrandes.«
Un homme créa un podcast nommé Rêver vrai. Une autre imprima les phrases sur des sachets de graines. Rien n’était coordonné, et pourtant tout se recoupait. Les gens ne savaient plus si les phrases étaient les siennes ou celles d’autres rêveurs. Les journaux n’en parlaient pas. Mais dans les messageries chiffrées, les extraits s’échangeaient comme des fragments de quelque chose de plus grand. Quand les autorités s’en mêlèrent, ce fut d’abord sous la forme d’un diagnostic : somniloquie publique à potentiel dissociatif. Il reçut une convocation. Il ne s’y rendit pas. On lui coupa l’électricité. Il alluma des bougies. On envoya une psychologue spécialisée en neuroplasticité régressive. Elle dormit dans la pièce voisine. Le matin, elle repartit sans dire un mot. Elle rédigea un rapport vide. Quand on lui demanda pourquoi, elle répondit :
— Il n’est pas malade. Il est en avance.
D’autres rêveurs apparurent. Une enfant de cinq ans qui murmurait en dormant des poèmes sur la fin des armes. Un vieil homme dans une maison de retraite qui fredonnait chaque nuit une symphonie pour « un monde où personne ne manque« . Ils étaient de plus en plus nombreux. Et pourtant, personne ne les menait.
L’homme ne parlait toujours pas à l’état éveillé. Mais la nuit, il construisait. Il racontait des villages sans chef, des forêts sanctuaires, des enfants qui choisissaient leur nom en chantant. Une nuit, il rêva : « Quand l’argent s’effondra, les graines se mirent à parler. Elles demandèrent où était le sol. Alors nous avons posé nos paumes sur la terre. Et nous l’avons écoutée. » Ce fut retranscrit dans vingt langues. Un architecte proposa de construire un village circulaire basé sur ses rêves. Une sociologue y vit les signes d’un inconscient collectif en mutation. Les gens ne savaient plus très bien si les rêves étaient leurs propres souvenirs d’un futur enfoui. Mais ils s’y reconnaissaient mieux que dans leur réalité.
Puis, un matin, sa fenêtre était ouverte, le lit fait, le dictaphone vide. Mais il n’était plus là. On le chercha. En vain. Sa disparition fut signalée, classée, oubliée. Mais les rêves continuèrent. D’autres voix s’élevèrent dans les nuits paisibles. Certaines disaient les mêmes mots, d’autres inventaient de nouveaux territoires. On comprit qu’il n’était pas un prophète, ni un héros. Seulement un récepteur parmi d’autres. Un homme qui avait rebranché la fréquence d’un monde à naître. Et dans les quartiers où l’on écoute encore, on raconte que les mots flottent, la nuit, à hauteur d’oreille. Qu’il suffit d’être prêt. Qu’il suffit d’être poreux. Qu’il suffit d’être humain.