Je promène mon chien tous les jours, en fin d’après-midi. Il s’appelle Lucky. C’est un rituel. Toujours dans le même quartier résidentiel de Bruxelles. En novembre, il fait froid, gris, parfois humide. Ce jour-là, le ciel est maussade. J’ai mis un manteau long, une main dans une poche et l’autre au bout de la laisse. Lucky renifle, trace son chemin. Il choisit. Moi je suis. Il finit toujours par faire une boucle. C’est automatique. On rentre à la maison sans réfléchir.
Pendant ces balades, je laisse mon esprit divaguer. Je pense à tout et à rien. Des bribes de choses. Du travail, des souvenirs, des idées sans queue ni tête. Ça m’apaise. Mon corps marche, mon chien guide et ma tête flotte.
Ce jour-là, j’étais plus lent que d’habitude. Je crois que j’avais mal dormi. Lucky tirait plus que d’ordinaire, pressé de faire son tour. Moi, je me laissais por-ter. Je ne regardais même pas devant moi. Juste mes pieds, et lui.
Jusqu’à cette intersection avec l’avenue Molière. Quelque chose me sort brutalement de ma bulle. Des cris. Du mouvement. Une femme est allongée par terre. Face contre le bitume, en plein sur le passage piéton. Un SUV blanc est arrêté juste devant. La portière ouverte. Une autre femme est penchée sur elle. Je suis encore à cent mètres et je ne comprends pas la scène.
Un homme s’approche. La conductrice lui crie de composer le numéro des secours. Il s’exécute. Mais il s’agite. Il tourne en rond. Il n’y arrive pas. Il semble perdu, paniqué. En face, une dame âgée essaie de traverser avec son chien. Elle est bloquée par la laisse. L’animal s’arrête pour renifler un poteau. Elle tire doucement dessus, sans succès.
Moi j’accélère. La main sur mon téléphone. Je suis prêt à appeler si besoin. Je reste sur le trottoir d’en face. J’avance. L’homme finit par parler dans son téléphone. Il continue de faire les cents pas.
La conductrice crie qu’elle est du corps médical. Qu’il faut mettre la victime en PLS. La vieille dame a traversé, elle aussi. Mais elle ne bouge plus. Elle regarde sans savoir quoi faire.
Je suis là. En face. À une vingtaine de mètres.
Je regarde. Et je me demande quoi faire. Appeler les secours ? Inutile, c’est fait. Aider à mettre la victime en PLS ? Je ne sais pas faire. Et Lucky va me gêner.
Je ne bouge pas. J’attends.
Autour de nous, c’est l’heure de pointe. Les voitures avancent. Elles contournent le SUV. Elles ralentissent un peu. Elles regardent. Puis elles repartent. Les gens ont peu de temps pour manger le midi.
Et c’est à ce moment-là que je les vois.
Ses yeux. Grands ouverts.
D’un bleu saphir, brillants, fixes.
Ils sont vides.
Je comprends instantanément qu’elle est morte. Je ne sais pas comment je le sais. Je le sais. Une dame âgée, habillée de noir. Des cheveux gris, mi-longs. Mais moi, je ne vois plus qu’une chose : ses yeux.
Mes jambes se dérobent un instant. Je suis là, debout, sans rien faire. Ma main tient encore mon téléphone. Je ne me souviens même pas l’avoir sorti. Je regarde autour de moi. Personne ne parle vraiment. Même les voix semblent gênées. On marche tous à côté de la mort, comme si elle ne nous concernait pas. Je continue à avancer. Je traverse la rue. Je suis invisible dans cette scène. Je suis étranger à ce moment.
Une camionnette finit par s’arrêter. Trois ouvriers en sortent. Ils accourent. Ils prennent le relais.
Moi, je tourne au coin de la rue. Je n’ai rien dit. Je n’ai rien fait. Je marche en silence. J’ai envie de hurler.
Je pense à elle. À ses yeux.
Et dans ma tête, je l’accompagne.
Je lui parle en silence. Je lui dis de ne pas avoir peur. Que c’est fini. Que ça ira. Je fais ce que je peux, de loin, en pensée. Je lui dis au revoir.
Je tourne encore une fois. Puis une autre rue.
J’entends les sirènes des secours qui s’approchent trop tard.
Le soir, j’ai mangé sans faim. J’ai allumé la télé sans regarder. Lucky s’est couché sans bruit. Je n’ai rien dit. Pas un mot. J’ai juste revu les yeux. Encore.
S’en sont suivis trois jours sans sommeil. Pas de cauchemar. Juste ce bleu. Fixe.
Absolu.
Les yeux.
Image générée par Midjourney.