Entre douze et seize ans, j’ai passé mes soirées devant un échiquier. Championnat après championnat, partie après partie. On est allés jusqu’à une finale de championnat national académique par équipes. Deuxième place. C’était intense. C’était structurant. Puis c’est sorti de ma vie. J’ai découvert d’autres passions, d’autres envies. J’ai grandi, j’ai évolué.
Il y a un an, j’ai ressenti le besoin de m’y remettre. Ce n’était pas anodin. J’étais en convalescence, disons. Pas physiquement, mais mentalement. Je traversais un burn-out et j’avais perdu le sens de ce que je faisais, de qui j’étais, de ce que je valais. J’avais perdu confiance, complètement. Reprendre les échecs m’a aidé à rester debout. J’ai créé un compte sur chess.com. J’ai commencé doucement, avec des bots. Des parties classiques. J’ai pris le temps de me réhabituer. J’ai retrouvé des sensations anciennes. La pression du temps. Le bruit de la pendule dans ma tête. L’envie de ne pas lâcher. L’envie de gagner.
Au bout de quelques semaines, j’ai compris que je ne jouais plus comme avant. Je n’étais plus ce collégien qui posait chaque pièce au bon endroit. Il y avait quelque chose de plus brut dans ma manière de jouer. Moins propre, mais plus efficace. Je suis passé au mode blitz. Cinq minutes par joueur. Pas une de plus. Pas de pause. Pas de respiration. Juste jouer, vite, fort, et sans pitié. Dans ce format, j’ai commencé à tester une idée simple : attaquer tout de suite. Ne pas réfléchir comme dans une partie lente. Frapper dès le premier coup. Plonger l’adversaire dans sa défense. Le forcer à jouer sous pression. À ne pas respirer.
J’ai commencé à gagner. Beaucoup. Je notais tout. Je gardais les parties dans l’historique. Je les rejouais avec StockFish pour comprendre mes erreurs. Je modifiais ma stratégie. Je l’ai peaufinée contre des bots plus forts, jusqu’à ce qu’ils ne tiennent plus. Ensuite, je me suis lancé contre de vrais joueurs. J’ai gagné dix parties d’affilée. Les adversaires n’avaient pas le temps de comprendre ce qui leur arrivait. Ils se retrouvaient avec leur roi encerclé en quinze coups. Pas de préparation, pas de structure. Juste un assaut permanent.
Et puis, il y a eu cette partie contre un joueur avec un classement bien plus élevé que le mien. Je me suis dit que ce serait intéressant. J’ai sorti ma stratégie. Attaque frontale. Il a perdu en dix coups. Je n’ai même pas souri. Il a demandé une revanche et j’ai accepté. Ce que je ne fais jamais. Quinze coups. Il a perdu à nouveau. J’étais à peine satisfait. Je savais que ça fonctionnait. J’étais prêt pour la troisième partie. Mais la troisième partie ne s’est jamais lancée. L’application s’est figée. Écran noir. Message d’erreur. Déconnexion. J’ai cru à un bug. J’ai fermé. J’ai rouvert. Impossible de me reconnecter. Quelques minutes plus tard, je reçois un e-mail. Pas un message d’accueil. Pas un avertissement. Un simple e-mail, froid:
Votre compte a été suspendu pour suspicion de triche. Une dénonciation a été enregistrée.
chess.com
J’ai relu la phrase trois fois. Triche ? J’ai ressenti un coup au ventre. Je suis resté assis. Immobile. Je n’ai même pas su quoi penser. J’avais joué honnêtement. J’avais élaboré une stratégie. J’avais passé des semaines à l’affiner. Je m’étais relevé de mes propres doutes, de mes douleurs, de mon vide, et c’est ça qu’on me renvoyait : tu as triché. Pas même un droit de réponse. Pas de contact humain. Juste une sanction. Le joueur que j’avais battu avait dû m’accuser. Son ego avait morflé. Et sa plainte, à elle seule, suffisait à me suspendre. Comme si la suspicion d’un inconnu valait plus que mes centaines de parties. Comme si j’étais coupable dès qu’on me pointait du doigt. Quelques heures plus tard, mon compte est réactivé. Sans explication. Sans excuses. Je me reconnecte. Et là, je découvre ce qui me reste : rien. Mon historique a été effacé. Mes huit cent parties, mes statistiques, mon classement dans les cinq catégories de parties, mes adversaires favoris, les bots que j’avais battus, les leçons que j’avais suivies, les médailles, les points. Tout. Je dois tout recommencer.
Et je m’effondre.
Je n’ai pas pris la peine d’écrire au support. Je savais que ça ne servirait à rien. J’ai cherché un peu. J’ai lu les FAQ. J’ai appris que chess.com ferme environ cinq cents comptes par jour pour triche. Cinq cents. Tous les jours. Et ça ne choque personne. C’est devenu normal. Automatique. Presque mécanique. Une routine de nettoyage. J’ai aussi lu que seuls seize humains sont chargés de la modération. Ils sont tous à Palo-Alto, en Californie. Ils ne répondent pas. Ils n’ont pas le temps. Ce n’est pas une priorité. C’est une IA qui gère les signalements. Elle compare les coups à ceux d’un moteur de calcul. Elle évalue la “probabilité” que tu aies triché. Elle scanne ton historique. Si tu gagnes trop vite, trop souvent, ou si tes coups sont trop précis, elle réagit. Et quand quelqu’un te signale, ça pèse. Pas besoin de preuve. Pas besoin de justification. Un clic suffit. Je n’ai jamais triché. Je n’ai jamais utilisé de moteur en cours de partie. J’ai juste trouvé un angle. Une méthode. J’ai investi du temps. Je me suis relevé grâce à ça. Et ça n’a pas suffi. Ce qui me détruit, ce n’est pas la déconnexion. Ce n’est même pas l’effacement de mes parties. C’est ce que ça raconte. Que je ne mérite pas mes victoires. Que ce que j’ai construit depuis des mois ne tient pas debout. Que je ne suis pas crédible. Que je suis suspect. Je n’ai plus la force de répliquer. Mon ami John, a réagi immédiatement. Il a voulu se battre à ma place.
— C’est un préjudice, William. T’as été accusé à tort. Ils t’ont effacé. Tu peux les poursuivre. Il y a de l’argent à gratter.
Il a utilisé ces mots. De l’argent à gratter. Je l’ai regardé sans répondre. Je savais qu’il voulait m’aider. Qu’il était sincère. Qu’il me connaissait. Mais je n’avais plus la force. Pas même pour dire non. Je ne veux pas me battre contre une plateforme. Je ne veux pas exposer ma rage. Je ne veux pas passer pour un frustré. Je suis fatigué. C’est tout.
J’ai fermé mon ordinateur pendant des jours. Je n’ai pas relancé chess.com. Je n’ai pas ouvert mon carnet de notes. Je n’ai pas écrit une ligne. J’ai dormi. J’ai mangé sans faim. J’ai regardé le plafond. Je n’étais pas en colère. Pas encore. Pas vraiment. J’étais juste vidé. Quelques jours plus tard, j’ai créé un nouveau compte. Pas par honte. Par prudence. Je n’avais plus envie de traîner l’étiquette de tricheur. Même si elle était invisible. Même si personne ne la voyait. Moi, je la sentais. Le pseudo était neutre. Aucune référence à mon nom. Aucun détail personnel. Pas d’image de profil. Rien qui puisse dire qui je suis ou d’où je viens. J’ai démarré de zéro. Et cette fois, j’ai décidé de ne rien construire. Étrangement, j’ai retrouvé mon niveau assez vite. Sur chess.com, quand tu joues avec un nouveau compte, tu affrontes d’abord des joueurs « faciles ». Des gens qui ne savent pas ouvrir correctement une partie. Qui font des fautes grossières. Je les ai battus les uns après les autres. Dix, quinze, vingt parties gagnées facilement. Mais ce n’était pas une bonne nouvelle, je le savais. Si je gagnais trop, trop vite, je serais à nouveau repéré. J’ai commencé à surveiller mes victoires. Dès que j’en enchaînais cinq, je perdais volontairement la sixième. Une gaffe. Une tour oubliée. Un mat raté. Parfois, je laissais tomber la partie par simple abandon non justifié. Je fermais la fenêtre avant de jouer mon coup. Défaite automatique. C’était devenu un réflexe. Comme un code non écrit. Cinq victoires. Une défaite volontaire. Cinq autres. Une chute. J’ai arrêté de jouer pour gagner. Maintenant, je joue pour ne pas perdre trop. Ou plutôt : pour ne pas être suspecté. Je ne cherche plus la progression. Je ne monte plus en classement. Je reste dans une zone floue. Assez bon pour ne pas m’ennuyer. Pas assez bon pour éveiller des soupçons. Un équilibre absurde, mais nécessaire. Je me connecte par habitude. Je joue par ennui. Quand je ne sais pas quoi faire. Quand je suis fatigué. Quand je suis seul et que je n’ai pas l’énergie de lire ou d’écrire. Je lance une partie. Je joue vite. Sans réfléchir. Parfois je gagne. Parfois je perds. Ça n’a plus d’importance. Ce jeu qui m’a tant aidé est devenu une répétition vide. Je n’ai plus envie d’y croire. Et pourtant, j’y retourne. Je ne cherche plus à construire une stratégie. Je ne note plus rien. Je n’analyse plus mes parties. Je ne regarde même pas le classement. Je ferme la fenêtre dès que la partie est finie. Gagné ou perdu, je ne ressens rien. Je suis devenu un joueur fantôme. Invisible, prudent, inoffensif. Je fais partie des statistiques.
Je suis un pion.
Image générée par OpenAI.