Depuis la période Covid, je vais souvent dans le même café, avenue Louise à Bruxelles. Deux à trois fois par semaine, parfois plus. C’est devenu une habitude. J’y travaille. J’y observe. J’y respire. L’endroit est chaleureux, un peu fouillis. Chaque table est différente. Chaque chaise aussi. On devine que tout a été chiné, récupéré, assemblé au fil du temps. Au centre, une grande table en bois brut, comme une table de cantine, accueille ceux qui viennent seuls ou qui ne craignent pas de partager leur espace. On y croise des étudiants seuls ou en petits groupes, des touristes de passage, des familles qui retrouvent des amis, parfois des gens en rendez-vous professionnel. Il y a du bruit, tout le temps. La cuisine est ouverte. Le percolateur gronde. La musique tourne en fond. Et les voix s’entremêlent, sans pause. Ça parle. Ça rigole. Ça débat. Ça vit. Mais ce vacarme ne m’épuise pas. Les grandes baies vitrées donnent directement sur l’avenue Louise. Et quand on lève les yeux, il y a une lumière douce, une vue dégagée, un mouvement lent de la ville au loin. Le contraste est étrange. Tout fait du bruit ici. Mais ça me repose. J’y reste des heures. Je commande un latte macchiato au lait d’avoine, parfois deux. Souvent trois. J’écris, je travaille, je peaufine mes stratégies aux échecs. Parfois, je lève les yeux. Je tends l’oreille. J’écoute discrètement. J’aime les fragments de conversation, les silences entre deux sourires, les phrases incomplètes que je devine.
Je suis souvent seul. C’est volontaire. Mais ce lieu, c’est mon refuge social. Je ne parle pas à tout le monde, mais je reconnais les habitués. Eux aussi me reconnaissent. On commence par se regarder. On se salue d’un signe de tête. Puis on se dit bonjour. Parfois on échange quelques mots. Et ça s’arrête là. Ça me va très bien comme ça.
Et puis, il y a lui.
Un homme d’une quarantaine d’années, toujours habillé bizarrement, avec des couleurs criardes et des logos de marques sportives placardés dans son dos, sur ses manches et parfois même sur ses fesses. Ce mec est un panneau publicitaire à lui tout seul. Un homme-sandwich qui ne s’en rend pas compte. Ses cheveux sont teints en noir, coupés en brosse, dressés comme une crête. Il commande un café long, jamais plus et sort directement sur la terrasse pour y fumer clope sur clope, seul, en silence. Il ne parle pas aux clients. Uniquement au personnel. Et surtout aux jeunes femmes derrière le comptoir. Il les salue, fait deux ou trois remarques. Rien de méchant, mais rien d’aimable non plus, parfois à la limite de la gêne. Je ne l’ai jamais vu sourire sincèrement.
Au début, comme avec les autres, j’ai commencé par un simple sourire de reconnaissance. Puis un signe de tête. Une politesse. Rien de plus. Il ne répondait pas vraiment, mais je ne m’en formalisais pas.
Et un jour, tout a dérapé.
Je sors fumer une cigarette. Il est là, sur la terrasse, comme toujours. Nos regards se croisent. Je le salue. “Bonjour.” Je continue mon chemin pour allumer ma cigarette. Il m’appelle et me fait signe de venir. J’hésite, je fronce les sourcils. Puis j’avance, calmement. Je pense qu’il veut, enfin, échanger quelques mots. Je ne suis pas certain d’en avoir envie mais je m’approche quand même. Et là, il me tombe dessus comme une porte qui claque. Sa voix est sèche. Son ton agressif.
— Tu me dis pas bonjour ! On se connaît pas ! Tu me dis pas bonjour !
Je reste figé. Il est grand, planté devant moi. Il me parle comme si je l’avais insulté. Je ne comprends pas. Je tente de répondre calmement, sans hausser le ton.
— C’est juste un bonjour… Une politesse…
Mais il hausse encore plus la voix.
— Toi, tu me parles pas ! Tu m’adresses pas la parole ! On se connaît pas, t’as compris ?!
Je reste stoïque. Il s’approche d’un pas. Trop près. Il veut m’impressionner. J’ai le cœur qui bat vite. Je garde mon calme, mais j’ai compris : ce n’est pas une incompréhension, c’est un rejet. Un rejet violent. Tout le monde autour fait semblant de ne rien voir. Personne ne bouge. Les regards s’évitent. Je suis seul avec lui. Exposé. Une employée du café, que je connais un peu, finit par sortir pour intervenir. Elle lui dit de se calmer. Elle est ferme mais souriante. Lui se détourne, marmonne encore quelques mots et finit par retourner à sa chaise. Moi, je rentre à l’intérieur. Je m’assois. Je rallume mon ordinateur. Je suis sidéré. Le cerveau en ébullition. Le corps figé. Dehors, l’employée et l’homme continuent de discuter. Il fait de grands gestes et elle semble dédramatiser le moment. Je repasse la scène. Je me demande ce que j’ai fait de mal. Je repense à son ton, à sa posture, à sa colère injustifiée. Je n’ai rien dit d’autre qu’un “bonjour”. Rien de plus. Et j’ai reçu une vague de violence gratuite. Publique.
Le lendemain, l’employée est revenue me voir. Elle s’est excusée à sa place.
— Je lui ai parlé. Il a cru que tu étais homosexuel. Il a pensé que tu le draguais.
Je suis resté silencieux, abasourdi. J’ai compris que ce n’était pas de la colère. C’était de la peur. Pas la peur de moi. La peur de ce que je représente dans sa tête. Il m’a jugé, classé, rejeté. Il a réagi pour me mettre à distance. Brutalement. Pour se rassurer et se sentir en contrôle.
Il ne s’est jamais excusé. Il ne m’a jamais regardé à nouveau. Il continue à venir, tous les jours. Toujours les mêmes habits criards. Toujours la même posture, le même regard fermé, les mêmes cigarettes enchaînées. Il se tient droit, le torse tendu, les bras en appui sur la table.
Fier. Intouchable.
Un coq.
Image générée par Midjourney.