La nouvelle humanité

Carnets d’un monde à naître

La Nouvelle Humanité est un sanctuaire d’exploration lente,
pour celles et ceux qui pressentent qu’un autre monde est possible.

par | 22 juillet 2025 | Fictions

22 juillet 2025

Get a life

Il est un peu plus de quatorze heures lorsque je gare ma voiture au bord d’une route de campagne. Après avoir roulé une petite heure depuis mon domicile, la voix sans émotion de mon GSP m’a annoncé :

— Dans cent mètres, vous êtes arrivé. Votre destination sur la gauche.

Après avoir coupé le contact, je tourne la tête et aperçois le début d’un chemin de forêt, à l’entrée duquel est planté un petit panneau rond à moitié caché par la végétation et sur lequel est dessiné le célèbre champignon vert du célèbre jeu vidéo Mario, avec la mention « Get a life ». Je suis à la bonne adresse. Je l’ai découverte, quelques semaines plus tôt, sur un flyer défraichi, dans un bar un peu glauque et fréquenté par une faune quelque peu déjantée et avide de sensations fortes. La publicité vantait les mérites d’une toute nouvelle molécule censée faire vivre l’expérience ultime de la mort. Sans comprendre pourquoi, j’ai été séduit par ce champignon vert qui me rappelait mon adolescence. Et puis surtout, le fait de connaître la mort sans réellement la vivre m’a aussitôt convaincu que c’était là, une expérience pour moi. Moi qui crains de mourir, de disparaître, il y avait là une possibilité de transcender cette peur et, par conséquent, mieux apprécier la vie dans son ensemble. J’ai me suis rendu sur le site web et ai directement commandé une séance.

Get a life

Image générée par DALL.E.

Je referme doucement la portière, sans vraiment savoir pourquoi je prends tant de précautions. Peut-être parce que tout paraît fragile, irréel. Je respire profondément et j’avance dans les bois.

Après quelques centaines de mètres à gravir le chemin escarpé dans les bois entre lumière et ombre, j’arrive enfin à un portail d’un autre âge qui ferme l’accès à une vieille villa imposante mais sans arrogance, avec cette allure usée de ceux qui ont trop vécu ou qui savent trop de choses. Les murs en brique fraichement repeint d’un blanc éclatant contrastent avec le vert soutenu de la nature environnante. Après quelques instants d’hésitation, j’ouvre le portail et le referme derrière moi. Je me dirige vers la porte d’entrée massive de l’habitation et appuie sur le bouton de la sonnette. Avec un décalage de quelques secondes, un tintement deux tons me répond. Aussitôt, à travers une minuscule ouverture grillagée, un œil me scrute brièvement. La porte s’ouvre alors avec un bruit de rouages anciens. Un homme silencieux, uniforme sombre et mine taciturne, m’invite à entrer sans prononcer un mot. Il fait bien deux têtes de plus que moi. Je le suis sans poser de question dans un grand escalier en bois ciré qui grince sous nos pas. Arrivé en haut, il m’indique d’un geste rapide une porte entrouverte et disparaît aussi discrètement qu’il était apparu. L’intérieur sombre contraste avec la lumière du soleil de ce début d’après-midi. Je passe la tête dans l’encablure de la porte, personne à l’intérieur. C’est une petite chambre sobre, presque impersonnelle, éclairée par une lumière douce et immobile. Sur une petite table, quelques papiers et prospectus sont dispersés, accompagnés d’un stylo posé avec une précision suspecte. Je retire ma veste, l’accroche mécaniquement au porte-manteau et m’assieds sur la seule chaise à disposition. J’attends quelque chose sans savoir exactement quoi.

Un homme d’une soixantaine d’année vêtu d’une longue blouse blanche entre soudainement dans la pièce, provoquant chez moi une légère stupeur. Il apporte avec lui un formulaire papier qu’il me tend brusquement.

— Veuillez remplir ce formulaire et le signer avant de prendre le remède, récite-il mécaniquement. Mon assistante va vous l’amener rapidement. Bonne chance à vous.

Il ressort de la pièce aussi vite qu’il est entré et referme la porte derrière lui avec fracas. Irrité par son manque de politesse, je reste pantois, le papier à la main et je murmure pour moi-même :

— Comment ça, « bonne chance » ?

J’attrape le stylo et consulte le formulaire. C’est une simple liste de non responsabilité en cas de problème. Je coche les diverses cases demandées et signe en bas pour signifier mon accord.

Plusieurs minutes plus tard, une jeune femme vêtue d’une blouse verte façon hôpital ouvre la porte en toquant. Elle porte dans une main un petit plateau de bois sur lequel est posé un bol chinois. Sans un mot, elle me sourit, rassurante comme si nous nous connaissions depuis toujours. Elle pose le plateau sur la petite table devant moi. Le bol révèle un liquide vert étrange qui dégage une vapeur légère. Elle sort de sa poche une serviette de tissu et une cuillère enveloppée dans un sachet en papier qu’elle déchire et la pose à côté du bol.

— Buvez lentement, c’est chaud, me dit-elle doucement. C’est votre première fois chez nous et je vous souhaite la bienvenue. Vous allez vivre quelque chose d’unique. Rien de dangereux, rassurez-vous, juste quelque chose de très fort.

Elle se penche légèrement vers moi comme si elle allait me révéler un secret. Son parfum suave et envoutant m’enveloppe aussitôt.

— C’est unique, exclusif, inoubliable. Croyez-moi, vous n’aurez jamais ressenti quelque chose d’aussi intense. Avez-vous des questions ?

Un frisson me parcourt tandis que mes pensées tourbillonnent de curiosité, de crainte et de désir de comprendre quelque chose d’inaccessible. Elle se redresse et me décoche un clin d’œil complice comme si elle approuvait secrètement mon intrépidité. J’ouvre la bouche pour répondre mais je m’abstiens. Que pourrais-je demander de plus ? À quoi m’attendre ? Pourquoi suis-je ici ? Autant profiter de l’expérience sans vouloir la contrôler en amont.

— Non, répondis-je enfin. Je… je suis prêt.

Elle me sourit encore, puis sort de la pièce à reculons en fermant la porte derrière elle. Mes yeux se portent sur le bol fumant et j’inspecte l’étrange potion. Elle me fait penser à une décoction à base de thé vert dont les japonais sont friands. Je me penche et hume le breuvage. Mon visage se pare instinctivement d’une grimace de dégout. Je ne reconnais pas l’odeur mais on est très loin du thé vert. Je porte alors le bol à mes lèvres, souffle dessus pour tenter de refroidir le liquide, puis le bois d’un seul coup. Le goût n’est pas si mauvais. Je repose le bol et m’enfonce dans la chaise, les yeux rivés sur la pendule murale qui indique 14h41.

Les minutes passent et j’attends sagement, à l’affût du moindre effet. Je sens progressivement mes muscles se détendre puis s’alourdir. Je ferme les yeux un court instant pour mieux profiter de l’expérience mais celle-ci tarde à arriver.

Les aiguilles de la pendule défilent : 14h46, 14h47… Chaque seconde me semble durer une éternité.

La pendule indique désormais 14h59 et j’attends toujours, non sans souffler d’impatience. Mais rien ne se passe. Vraiment rien.

Passé 15h10, je finis par me lever, extrêmement déçu. J’attrape ma veste et je sors de la pièce. Doucement, à pas feutrés, je refais le chemin en sens inverse, sans rencontrer âme qui vive. Parvenu à la porte d’entrée, j’hésite un instant puis, avec un geste désinvolte, je finis par l’ouvrir pour sortir de la villa.

Mais là, je me stoppe net. Il n’est pas censé faire nuit à cette heure. Pourtant l’ensemble du parc est plongé dans la pénombre et je ne parviens même pas à distinguer le fond de la clairière. Me serais-je endormi durant tout ce temps ? Pourquoi alors la pendule indiquait encore l’après-midi ?

J’aperçois alors un petit groupe de personnes qui discutent à la lumière d’un téléphone portable. Je me dirige rapidement vers le portail d’où je suis arrivé mais je ralentis progressivement. Je vais devoir déranger les trois hommes qui se trouvent juste devant.

Parvenu à leur niveau, je me pare d’un large sourire de complaisance.

— Excusez-moi messieurs, mais il va falloir que je passe, leur adressé-je en pointant le portail du doigt.

Les trois comparses continuent leur discussion sans me considérer. Je ne sais même pas s’ils m’ont entendu, ni même vu. Je les contourne pour attraper la poignée du portail. Je l’actionne mais le portail reste clos, bloqué par le poids d’un des hommes qui s’y adosse. Je force un peu mais le portail résiste. Je dois me contorsionner un peu plus pour pouvoir passer et parviens à me faufiler à l’extérieur de la propriété pour rejoindre l’entrée du bois et, plus loin, la sécurité de ma voiture. L’un des hommes qui bloquait le passage me considère enfin.

— Pardon. Désolé, esquissé-je rapidement.

Je finis par m’éloigner sous le regard inquisiteur des trois hommes et avance à grandes enjambées vers le bois. Mais quelques mètres plus loin, deux mains s’agrippent dans mon dos et me pousse brutalement par terre. Je crie de surprise et avant que je puisse régir, les trois hommes se ruent sur moi et m’assènent de violents coups de pieds sur tout le corps. Je hurle de douleur et tente de me débattre du mieux que je peux, cherchant en vain à repousser mes assaillants. Je sens les coups pleuvoir sur mon corps recroquevillé, je veux crier, me défendre, mais rien n’y fait. Du coin de l’œil, j’aperçois un quatrième homme qui s’approche, une pelle à la main. D’un mouvement froid, il abat l’outil brutalement sur mon corps, sur ma tête, encore et encore, jusqu’à ce que le sang emplisse ma bouche et éclabousse les feuilles mortes. Je cesse bientôt de lutter, laissant l’obscurité m’envelopper, résigné. Je sens mon dernier souffle se perdre dans l’air glacial.

 

Mes yeux s’ouvrent brusquement. Je suis assis dans la chambre, face à la pendule qui affiche 15h00 exactement. Trempé de sueur, je respire fortement comme après une longue phase d’apnée. Le bol vide est toujours devant moi et mon visage est paré d’un rictus de douleur et de souffrance, tandis que mes mains protègent frénétiquement mon corps que personne pourtant ne touche. Peu-à-peu, je reprends mes esprits et parviens à retrouver une respiration proche de la normale. Je viens de vivre l’expérience de la mort. Je ne m’attendais tellement pas à une telle violence. Je tente de me lever mais mes jambes flageolent et me forcent à me rassoir.

Après plusieurs minutes à reprendre lentement possession de mon corps, je finis par me lever, prudemment cette fois. J’attrape ma veste, hésitant encore, et quitte la chambre sans croiser personne. Je ressens encore l’impact de la pelle sur mon crâne. Ce n’est pas une douleur à proprement parlé, juste une désagréable sensation.

Mes pas résonnent étrangement dans la villa silencieuse. La porte principale s’ouvre avec facilité et la lumière éclatante du soleil m’oblige à plisser les yeux. Tout semble normal. Rassurant. Je prends une grande inspiration et traverse rapidement le parc, jetant des regards furtifs autour de moi pour m’assurer que les trois hommes de mon cauchemar ne s’y trouvent plus. Mais rien, seulement le murmure doux du vent dans les arbres et le chant distant d’oiseaux. Le portail s’ouvre sans résistance, presque trop aisément cette fois. Je m’avance vers ma voiture d’un pas hésitant avec l’impression que tout va basculer à tout moment. Arrivé au véhicule, je déverrouille machinalement la portière et m’assieds lentement au volant. Les mains sur le volant, j’expire profondément pour évacuer le restant de tension accumulée. Quelle expérience ! Je n’en reviens pas. J’ai réellement vécu l’expérience de la mort !

La clé tourne dans le contact et le moteur démarre avec un ronronnement familier. Un sourire timide se dessine sur mes lèvres. Je quitte enfin cet endroit étrange pour retrouver la sécurité rassurante de ma vie. Je réalise que les tracas de mon quotidien sont loin derrière moi. Je crois que j’ai bien fait de vivre cette expérience. Je mets mon clignotant et engage prudemment la voiture sur la route déserte.

Mais soudain, mon regard se fige sur un détail infime dans le rétroviseur, une image trouble qui gagne lentement en netteté : un camion-citerne arrivant à vive allure derrière moi, trop vite. Beaucoup trop vite. Le temps semble alors se dilater brutalement. Je distingue nettement les lettres rouges peintes sur le camion, la carrosserie étincelante, le visage paniqué du conducteur dont les yeux exorbités me fixent à travers son pare-brise. Incapable de bouger, mes mains restent crispées sur le volant alors que mon pied reste suspendu au-dessus de la pédale d’accélérateur, figé par une paralysie irréelle.

Mon cœur bat lentement, très lentement. Je perçois chaque pulsation avec une intensité effrayante tandis que le camion approche inexorablement. Un hurlement silencieux reste coincé dans ma gorge, alors que le pare-chocs chromé emplit entièrement le rétroviseur. J’ai à peine le temps de voir le conducteur agiter frénétiquement les bras, impuissant.

Puis, tout bascule dans un fracas assourdissant, irréversible. Le métal hurle sous l’impact, les vitres éclatent en milliers d’éclats tranchants, le pare-brise se fissure comme une toile d’araignée sous l’effet de l’onde de choc. Une lumière aveuglante et une chaleur insoutenable envahissent brutalement l’habitacle. Je sens mon corps propulsé en avant, retenu violemment par la ceinture de sécurité qui me coupe la poitrine, tandis que les flammes dévorent déjà tout autour de moi. Je voudrais hurler, fuir, mais mes membres refusent obstinément d’obéir. Le feu, le chaos, la douleur déchirante qui s’empare de moi alors que l’explosion pulvérise tout dans un tourbillon incandescent. Mon existence entière semble s’arrêter sur ce moment précis, piégée dans l’éternité d’un instant devenu atrocement interminable. Puis l’obscurité m’accueille, froide et définitive.

 

Je cligne des yeux. Je suis de nouveau dans la chambre, assis face à la pendule qui indique toujours 15h00 pile. Mon corps est agité de spasmes incontrôlables, la sueur glacée collant à ma peau comme un linceul. Mon esprit peine à saisir ce qui vient encore de se produire. Je finis par fondre en larmes. Cette fois, la terreur prend pleinement possession de moi. Mon corps tout entier tremble, refusant obstinément de revivre encore une fois ce cauchemar infernal. Je me lève brusquement, déterminé à quitter ce lieu maudit. Sans prendre le temps de récupérer mes affaires, je dévale l’escalier à toute vitesse, traversant le hall désert, ignorant le silence oppressant qui m’enveloppe. Lorsque je pousse enfin la porte d’entrée, la lumière du soleil est éblouissante, me rassurant un court instant. J’avance rapidement vers ma voiture, mais cette fois elle a inexplicablement disparu. Le paysage familier est remplacé par une plage déserte à perte de vue. Derrière moi, la villa s’est évaporée ; devant moi, l’océan, immense et menaçant, dont les vagues immenses grondent violemment en s’écrasant sur le rivage. Pris d’une panique soudaine, je me retourne pour fuir, mais le sable cède sous mes pieds. Je trébuche et m’effondre lourdement au sol, réalisant avec horreur que la marée monte brutalement. L’eau glacée envahit déjà mes jambes, mes hanches, puis mon torse. Je me débats frénétiquement pour m’extraire de ce piège liquide, mais le sable devenu mouvant me retient inexorablement, s’agrippant à moi comme un monstre affamé. Chaque tentative désespérée pour me libérer m’enfonce davantage dans l’abîme. Les vagues s’abattent désormais sur mon visage. Je tousse, crache l’eau salée qui m’étouffe, mais rien n’y fait. Mes poumons brulent intérieurement, mon cœur cogne violemment dans ma poitrine, ma vision se brouille tandis que je lutte, paniqué, pour respirer encore une fois. L’angoisse m’envahit complètement, viscérale, animale, incontrôlable. Je hurle de terreur mais seul le gargouillis impuissant de ma gorge emplie d’eau me répond. Ma main tendue vers le ciel, dans un ultime appel à l’aide, est engloutie lentement sous la surface. La pression insoutenable de l’eau me compresse le corps, les battements paniqués de mon cœur résonnent dans mon crâne. Peu à peu, mes forces m’abandonnent, mes mouvements ralentissent. Ma conscience vacille, entraînée dans les profondeurs obscures de l’océan. Tout se fige alors. Silencieux, immobile.

Puis, comme arraché brutalement à l’emprise des eaux, je rouvre les yeux, suffoquant, toussant, crachant, trempé d’une sueur glaciale. Je suis à nouveau dans cette chambre familière, face à la pendule inchangée. Le souffle court, je réalise enfin la brutalité absolue de cette expérience. Une peur primitive, instinctive, vient de me terrasser entièrement. J’ai compris ce que c’est que mourir : ce n’est pas seulement disparaître, c’est éprouver jusqu’au bout la terreur viscérale d’être effacé. Combien de fois devrai-je mourir avant de retrouver ma vie ?

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