Nous vivons dans une société où l’opposition est devenue un réflexe. Et si, au lieu d’être contre, nous apprenions à orienter notre énergie vers ce que nous voulons vraiment voir grandir ?
On ne se rend plus compte à quel point on vit dans un monde bâti sur l’opposition. Il suffit d’allumer la radio, de faire défiler un fil d’actualité ou d’écouter deux collègues débattre à la pause pour sentir cette vibration constante du « contre ». On est contre la réforme, contre l’autre camp, contre l’injustice, contre le bruit, contre les décisions politiques, contre la direction, contre la façon dont le monde tourne. On empile les résistances comme d’autres collectionnent les objets, persuadés de bâtir une position alors qu’on érige surtout un mur intérieur.
Le problème, c’est qu’à force d’être contre tout, on oublie ce qu’on voulait au départ. « Être contre » consomme tout l’espace mental. Ça mange le souffle, ça dévore la clarté. Au point qu’on ne sait plus vraiment ce qu’on souhaite faire exister. On repousse ce qui nous dérange, mais on ne nomme jamais ce qu’on espère. C’est comme marcher en regardant uniquement les obstacles : on finit par avancer sans horizon.
Il existe pourtant une bascule, à la fois minuscule et décisive. Elle commence le jour où l’on ose se demander : qu’est-ce que je veux vraiment défendre ? Pas ce que je refuse, pas ce qui m’insupporte, pas ce qui me contrarie. Non : ce que je veux voir grandir. Ce qui mérite mon attention. Ce qui m’appelle, même faiblement.
Et à partir de là, tout change.
Ce n’est pas qu’une question de psychologie. C’est une question de mécanique intérieure. Le cerveau ne connaît pas la négation. Quand on dit “je ne veux plus de stress”, il n’entend que “stress”. Quand on répète “je suis contre la violence”, il encode “violence”. Il prend le mot, il le met en premier plan, il l’alimente. Ce n’est pas une faiblesse : c’est un fonctionnement. L’attention ne sait pas éviter, elle sait seulement se tourner vers quelque chose.
Alors oui, être contre, paradoxalement, nourrit ce qu’on rejette. On y consacre de l’énergie, on y attache notre regard, et ce qu’on regarde s’amplifie. À l’échelle individuelle, cela renforce les circuits neuronaux associés à ce que l’on combat. À l’échelle collective, cela nourrit l’égrégore correspondant, cette forme-pensée qui se densifie chaque fois qu’on y pense, même en négatif. On croit lutter contre un phénomène, alors qu’on contribue sans le vouloir à le maintenir vivant.
À l’inverse, être “pour” oriente l’énergie vers autre chose. Dire « je veux plus de douceur dans ma vie » n’a rien à voir avec « je suis contre les gens agressifs ». Dire « je souhaite une société plus solidaire » n’a rien à voir avec « je rejette l’individualisme ». Dire « je veux que mon travail ait un sens » n’a rien à voir avec « je ne supporte plus mon boulot actuel ». La nuance est subtile, mais elle modifie tout : dans un cas, on lutte ; dans l’autre, on crée.
C’est presque palpable. L’opposition crispe le corps ; la proposition l’ouvre. L’opposition tire vers l’arrière ; la proposition pousse vers l’avant. Ce n’est pas seulement un ressenti : c’est une orientation vibratoire. On peut investir son énergie dans une contraction ou dans une expansion. L’une entretient la lutte ; l’autre nourrit l’élan.
Il ne s’agit pas de nier les injustices ou les souffrances du monde. Ni de se réfugier dans une positivité aveugle. On peut regarder les problèmes en face tout en choisissant de ne pas leur donner toute la place. On peut décider que notre force va à ce qu’on veut préserver, inventer, amplifier.
Le monde de demain ne se bâtira pas sur l’indignation. Il se bâtira sur des orientations. Sur des visions affirmées. Sur des personnes capables de dire : voilà ce que je veux, voilà ce que j’alimente, voilà ce que je choisis de rendre réel. À partir de là, chaque geste devient une pierre posée dans le sens du vivant, pas une réaction à ce qui blesse.
C’est peut-être dans ce déplacement silencieux, presque invisible, que tout commence à se transformer. Pas quand on crie contre ce qui détruit, mais quand on agit pour ce qui construit. Quand on change de centre de gravité. Quand on se souvient que notre attention est un pouvoir, et que tout ce qu’elle touche grandit.