Ce n’est pas la discipline qui me manque. Ni le goût de l’effort. C’est autre chose. Un décalage entre ce que je fais et ce que j’aspire à offrir. Comme si je demeurais fidèle à une forme dont le sens s’était retiré. Alors je vacille entre deux pôles : d’un côté l’ancien monde du travail, familier, rassurant parce qu’il a structuré toute ma vie ; de l’autre, une intuition plus vaste, plus fluide, que j’appelle parfois l’œuvre. Ce mot revient comme une obsession. Ne plus travailler seulement pour produire, mais œuvrer pour transmettre, pour relier, pour bâtir quelque chose qui a du poids, non dans le marché mais dans l’être.
Cette traversée intime résonne avec ce que je vois autour de moi. L’intelligence artificielle, arrivée comme un torrent, accélère cette impression de fin de cycle. Elle s’invite partout, transforme des métiers que l’on croyait solides en ombres d’eux-mêmes. Rédiger, calculer, analyser, créer des structures… toutes ces tâches sont happées, redessinées par des machines qui, en quelques secondes, exécutent ce que nous mettions des heures à produire. Dans cinq ans, peut-être moins, une grande part de ce qui nous occupe encore aura disparu ou se sera métamorphosée.
Alors, je m’interroge : que restera-t-il de nos journées, de nos certitudes, de cette identité forgée par le travail ?
L’histoire, pourtant, nous enseigne une forme de patience. Au début du XXe siècle, les villes étouffaient sous les chevaux. Les rues engorgées d’excréments annonçaient une crise sanitaire et logistique insurmontable. On parlait d’apocalypse urbaine. Puis la voiture est arrivée. En quelques années, le problème qui paraissait insoluble s’est dissous. Un nouveau problème a surgi — d’autres pollutions, d’autres dépendances — mais la bascule fut immédiate : l’ancien monde s’effondrait, le suivant était déjà prêt. La solution naît toujours au cœur de la crise, comme si l’un appelait secrètement l’autre.
Je crois que nous vivons une de ces synchronicités. L’IA n’est pas seulement une menace pour nos métiers : elle est peut-être le signal que nous devons quitter la rive du travail pour entrer dans un autre rapport à l’activité humaine. Le mot “travail”, si chargé de sueur et de contrainte, fut le pilier des Trente Glorieuses. Il a façonné des générations qui associaient dignité et emploi, valeur et productivité. Mais la nouvelle génération que je rencontre ne parle plus ce langage. Elle n’a pas perdu le goût de l’effort, mais elle refuse de l’investir dans des tâches dénuées de sens. Leur désir se tourne vers autre chose : créer, partager, voyager, apprendre, transmettre. Non pas travailler, mais œuvrer.
Alors je me surprends à me poser une question vertigineuse : et si l’avenir, au lieu de nous priver de travail, nous rendait enfin à l’œuvre ? Et si, plutôt que de nous voler nos emplois, l’IA venait nous libérer d’une illusion trop longtemps entretenue : celle que la valeur de notre vie se mesure à la quantité de temps vendu sur le marché ?
J’en suis là, sur ce fil incertain : un pied encore ancré dans l’ancien modèle, l’autre déjà attiré par cette promesse d’un autre monde. Je sens en moi la peur de perdre mes repères et mes finances, mais aussi la joie souterraine de retrouver un élan plus pur. Peut-être qu’au bout de la traversée, il ne restera plus le travail, mais l’œuvre. Et ce jour-là, nous aurons enfin changé de rive.
Image générée par IA.